Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Bou-Saâda
Bou-Saâda, vision gracieuse qui m’est apparue, auréolée de soleil, dorée et sertie dans l’émeraude vivante de ses jardins !
L’oued Bou-Saâda, par un grand circuit, coule au pied de la ville, sur des galets blancs. A gauche, débordant par-dessus les murs en toub jaune, les jardins touffus comme une forêt vierge et couronnés par l’empanachement royal des dattiers. A droite, émergeant d’une ceinture de figuiers, de lauriers-roses et de grenadiers, les hautes maisons de terre, disposées en un désordre agréable et très saharien.
Marchant dans l’eau, vers laquelle se penchent nos bêtes altérées, nous suivons le lit de l’oued, jusqu’à une fontaine très fraîche, qui jaillit d’un rocher, au pied de la ville : « Aïn-Bessem » — la fontaine souriante. Là, nous buvons encore.
… Bou-Saâda, elle aussi, est divisée en deux villes, séparées par un ravin profond et réunies par un pont.
Dans l’une, il y a des bâtiments européens, le bureau arabe, la justice de paix. Dans l’autre, le vieil amas de terre pétrie qui est la vraie Bou-Saâda !
La ville double est enserrée entre de hautes collines rougeâtres, dominées par les montagnes, les étranges montagnes de cette chaîne du Sud, stratifiées et surmontées de terrasses inclinées, dont quelques-unes surplombantes.
Le peuple de Bou-Saâda ressemble à ce peuple du Sahara, attaché profondément aux anciennes coutumes, aux usages d’autrefois… ce peuple qui, plus on s’éloigne des grandes villes cosmopolites et corrompues, semble remonter plus loin l’échelle des vieux siècles abolis.
Visages bronzés sous le turban blanc ou le voile attaché avec la cordelette en poil de chameau beige, visages mâles ou ascétiques, yeux fauves et caves, brillant d’une flamme sombre sous l’auvent de la guelmouna (capuchon du burnous), chapelets au cou, attitudes d’un autre âge, d’un autre monde presque.
Le costume féminin est plus difficile à porter : les mousselines drapées en tunique grecque, ceinturées très bas, la coiffure volumineuse, s’étendant en largeur, tout cela ne sied qu’aux femmes grandes et sveltes, très souples surtout. Et ce ne sont pas celles-là que l’on voit dans la rue, mais de pauvres vieilles momies usées, lamentables.
… Nous faisons préparer nos lits — des nattes et des tapis — sous les arcades d’une grande maison dépendant de la zaouïya, et située dans un coin retiré de la nouvelle ville, près de la justice de paix, dont elle est séparée par une fondrière profonde où il y a un très beau jardin, chaos de verdure puissante.
En face de nous, comme contraste, un jardin européen, plantation famélique de mimosas et de mûriers mal venus et grêles, le tout tristement enclos d’une ronce artificielle. — Comme ces jardins à alignements symétriques, sans imprévu et sans charme, semblent piteux à côté des splendides jardins arabes, plantés au hasard d’une fantaisie toute proche de la nature et riche comme elle !
Les disciplinaires moroses, les pauvres prisonniers loqueteux et leurs gardiens ne savent pas, comme le fellah ignorant et poète, marier la vigne claire au sombre feuillage des figuiers, jeter le rose clair des lauriers au milieu des palmiers puissants, et le rouge incarnadin des grenadiers dans l’ombre opaque des pommiers.
… Le temps passe, et, dès l’aube, nous repartons pour la zaouïya qui est là-bas, sur la route attirante de Djelfa et du désert.
Le chemin, après avoir longé l’oued Bou-Saâda, s’engage entre les montagnes bleuissantes, dans la lumière claire de l’aube.
L’été a desséché les prés et le maquis. Tout reprend les teintes neutres, mais infiniment variées, de la terre. Rouge brique, terre de Sienne, ocre jaune, ocre verdâtre, teintes cendrées sans noms, à peine perceptibles, les nuances du mauve, la gamme prodigieuse des gris, des roses pâles, des blancs livides. Cette neutralité des teintes, leur manque de précision, donnent un grand charme à des jeux de lumière introuvables partout ailleurs, et qui sont le miracle de ces régions ardentes.