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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Douar du Makhzen

Comme Oued-Dermel, comme Aïn-Sefra, comme tous les postes de la région, Beni-Ounif a son douar du Makhzen, ses tentes rayées dressées sur la nudité pulvérulente de la terre.

Il est bien calme et bien somnolent en apparence, ce douar isolé vers le sud-est du ksar, à l’orée des jardins. Et pourtant il recèle des intrigues, des ébauches de romans, voire même des drames.

Amour du cercle d’Aïn-Sefra, Hamyan de Mechéria, Trafi de Géryville, beaucoup d’entre les mokhazni sont mariés et traînent à leur suite la smala des femmes et des enfants, que les besoins du service leur font abandonner pendant des mois.

Cavaliers volontaires, sans tenue d’engagement, ne subissant pas d’instruction militaire, les mokhazni sont, de tous les soldats musulmans que la France recrute en Algérie, ceux qui demeurent le plus intacts, conservant sous le burnous bleu leurs mœurs traditionnelles.

Ils restent aussi très attachés à la foi musulmane, à l’encontre de la plupart des tirailleurs et de beaucoup de spahis.

Cinq fois par jour ou les voit s’écarter dans le désert et prier, graves, indifférents à tout ce qui les entoure, et ils sont très beaux ainsi, avec leurs gestes nobles, à cette heure où ils redeviennent eux-mêmes.

Pourtant, au contact des réguliers, spahis ou tirailleurs, beaucoup de mokhazni prennent un peu de l’esprit plus léger, plus frondeur, du troupier indigène. Sans aucun profit moral, ils s’affranchissent de quelques-unes des observances patriarcales, de la grande réserve de langage des nomades. Ils finissent aussi, à la longue, par considérer leurs tentes presque comme des gîtes de hasard.

Et puis, dans leur dure existence d’alertes continuelles, de fatigues, dans l’incertitude du lendemain, les intrigues d’amour, si goûtées déjà au douar natal, prennent une saveur et un charme plus grands.

Fatalement les mœurs se relâchent, et, au douar du Maghzen, ou fait presque ouvertement ce qu’au pays on faisait sous le sceau du secret, dans l’obscurité des nuits où l’amour côtoie de près la tombe…


Tous les soirs, les belles tatouées, au teint bronzé et au regard farouche, s’en vont par groupes, sous leurs beaux haillons de laine pourpre ou bleu sombre, vers les feggaguir de l’oued.

Elles jasent et elles rient entre elles, graves seulement et silencieuses quand quelque musulman passe.

Les cavaliers en burnous bleu ou rouge, qui mènent à l’abreuvoir leurs petits chevaux vifs, passent le plus près possible des voluptueuses fontaines. Pas un mot entre eux et les bédouines. Et pourtant des offres, des aveux, des refus, des promesses, s’échangent par petits gestes discrets.

L’homme, très grave, passe sa main sur sa barbe. Cela signifie : Puisse-t-on me raser la barbe, m’enlever l’attribut visible de ma virilité, si je ne parviens pas à te posséder !

La femme répond, avec un sourire dans le regard, par un hochement de tête négatif, simple agacerie. Puis, furtivement, méfiante même de ses compagnes, elle esquisse un léger mouvement de la main.

Cela suffit, la promesse est faite. Il en coûtera quelques hardes aux couleurs chatoyantes, achetées chez le Mozabite, ou quelques pièces blanches, pas beaucoup.

Puis, plus tard, la passion s’emparera des deux amants, peut-être la passion arabe, tourmentée, jalouse, qui souvent prend les apparences de la folie, jetant les hommes hors de leur impassibilité apparente ordinaire.

… Ainsi, en même temps qu’il est un campement de soldats durs à la peine et vaillants, le douar du Maghzen est aussi une petite cité d’amours éphémères et dangereuses, car ici les coups de feu partent facilement, et il est si facile de les attribuer à un djich quelconque !… Le bled n’a pas d’échos.

Les mokhazni célibataires couchent à la belle étoile, dans la cour du bureau arabe provisoire.

Les hommes de garde eux-mêmes sommeillent roulés dans leur burnous, avec l’insouciance absolue des gens du Sud, accoutumés depuis toujours à sentir le danger tout proche dans l’ombre des nuits.

Et ce sont ces mokhazni isolés qui hantent le plus audacieusement les abords du douar, et qui braconnent le plus souvent dans le domaine de leurs camarades mariés qu’ils jalousent, et qu’ils méprisent un peu, d’être de si malheureux époux.

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