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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Départ

C’était l’hiver. De grands vents glapissants soulevaient des tourbillons de poussière rousse. De lourds nuages noirs traînaient à la face des montagnes et habitaient les défilés escarpés. Le désert avait pris un aspect hostile et menaçant.

Bien à contre-cœur, il fallait partir, retourner vers l’écœurante banalité et le morne ennui de la vie captive à Alger. Finies les chevauchées tranquilles, dans le soleil, au milieu des paysages apaisés et lumineux de l’automne, vers Djenan-ed-Dar et vers Figuig…

Finis les rêves lents, au cours des heures d’assoupissement voluptueux et mélancolique, couchée sur le sable roux, à suivre d’un regard vague les palmes bleuâtres agitées par la brise, passant et repassant, comme des agrès de navires, sur l’azur attirant de ciels sans nuages !

… Les choses prenaient des aspects familiers dans l’accoutumance de mes yeux. La vallée de pierre, le village fébrile, la petite chambre nue où je campais et où il y avait toujours des bagages, burnous, fusils, loques vagues, entreposés là par mes amis de hasard, les spahis et les mokhazni, — toutes ces choses, qui étaient le cadre de mon existence depuis trois mois, commençaient à me devenir chères.


… Dans l’attente quotidienne, en Ramadhane, du soir libérateur, j’étais accoudée au petit mur d’enceinte du vieux bureau arabe. Je regardais le disque rouge du soleil s’enfoncer, terne et sans rayons, dans un océan de vapeurs violacées, au-dessus de la terre déjà assombrie.

Et, pour la première fois peut-être, je sentis que ce coin de pays si déshérité avait pris à la longue un peu de mon cœur, et que plus tard je le regretterais, celui-là après tant d’autres où je ne retournerai jamais[25].

[25] Variante des premières notes :

Là encore, comme en tant d’autres coins de la terre musulmane africaine, j’allais laisser un peu de moi-même ; j’allais emporter des regrets vivaces et une longue nostalgie.

Je me mettais presque à accuser la vie nomade, en songeant à la tristesse des brusques départs, des destructions des petites choses éphémères, des petits décors de vie auxquels on commence à s’habituer, qu’on aime déjà sans s’en apercevoir jusqu’à l’inévitable fin.

Apre et splendide terre du Sud-Oranais, terre farouche, sans douceur et presque sans sourire, vieille terre de rapine et de poudre, où les hommes sont aussi frustes et aussi durs que le sol aride !

Ce dernier soir, au fond de mon âme s’agitait l’éternelle question : Reverrai-je jamais tout cela ?

… Lentement, les spahis et les mokhazni rentraient, par petits groupes, pour le premier repas de la journée de jeûne.

Moi, je me contentai d’allumer une cigarette, et je restai là, à regarder passer les braves camarades simples des jours écoulés, les compagnons de mes promenades et de mes veillées.

Tout à coup, ma vague tristesse devint plus sombre, et plus poignante : lesquels d’entre ceux qui défilaient ainsi devant moi étaient destinés à tomber bientôt sous les balles marocaines, et à dormir leur dernier sommeil dans cette terre brûlée, loin de leurs steppes natales ? La plupart étaient jeunes et rieurs, plein de vie, d’insouciance simple et superbe. Ils passaient en chantant, et quelques-uns s’approchaient :

— Si Mahmoud, disaient-ils, reste parmi nous. Nous nous sommes habitués à toi ; nous sommes tes frères à présent, et nous te regretterons si tu pars, parce que tu es un brave garçon, parce que tu as mangé le pain et le sel et que tu es monté à cheval avec nous.

« Ils savaient bien, par tant d’indiscrétions européennes, que Si Mahmoud était une femme. Mais, avec la belle discrétion arabe, ils se disaient que cela ne les regardait pas, qu’il eût été malséant d’y faire allusion, et ils continuaient à me traiter comme aux premiers jours, en camarade lettré et un peu supérieur.

Les spahis et les mokhazni passèrent.

Je partis.

Eux aussi, comme le beau ksar en toub dorée, comme le triste village gris, comme la vallée aride, comme Figuig et comme Djenan, je sentais que je les aimais maintenant, et je les regrettais.

La nuit tomba, noire, profonde et sonore comme un abîme.

Un grand silence pesa sur le village où les lanternes des cantines, luisaient seules, toutes rouges, comme des yeux ternes de fauves tapis dans l’ombre.

Parfois une rafale de vent passait dans les ténèbres, avec un hurlement long, une plainte infiniment triste.

J’étais couchée dans un réduit près duquel, dans une grande salle vaguement éclairée par une seule chandelle, cinq ou six « assas » marocains étaient assis en rond sur une natte, leurs fusils sur leurs genoux. Ils fumaient le kif et chantaient, la tête renversée en arrière, les yeux clos, comme en extase. Dans la cour, des chevaux inquiets s’ébrouaient et s’agitaient. Je ne pouvais dormir. Des visions troubles me hantaient…

Vers le matin, la chandelle s’éteignit dans la salle de garde. Les Marocains las se turent. Les chevaux s’assoupirent. Une pluie fine et régulière tomba avec un murmure immense sur le sommeil triste des choses.

Le jour se leva, gris, terne, noyé de buées opaques et de lourds nuages verdâtres semblables à des lambeaux de chairs en putréfaction.

Le ksar semblait en boue sale et délavée, et la palmeraie houlait comme une mer démontée, sous les secousses furieuses du vent.

Dans cet assombrissement des choses, le village sans un arbre, sans une tache de verdure, était d’une laideur sinistre de lieu de détention. Je quittai Beni Ounif noyé d’eau noire, changé, presque effrayant.

Lentement, comme à regret, le train remonta les plaines embrumées et le chaos de roches noires de Hadjerath-M’guil et de Mograr.

Et moi, triste à pleurer, je me roulai dans mon burnous marocain et je me couchai, fermant les yeux, pour ne rien voir, pour essayer de n’emporter de là-bas qu’une vision ensoleillée.


Aïn-Sefra, par un grand clair de lune glacial. Les hautes montagnes se dressaient, couvertes de neige jusqu’en bas. Elles prenaient des mollesses, des rondeurs de lignes laineuses, dans la lueur glauque de la nuit.

Et comme des vagues monstrueuses, les grandes dunes fauves montaient à l’assaut de la montagne, figées dans leur colère éternelle.

C’était une étrange vision, ces dunes désertiques que j’avais vues au commencement de l’automne, flamboyantes sous le soleil, et qui, maintenant, se profilaient sur les montagnes toutes blanches, très septentrionales…

Aïn-Sefra, avec ses jardins aux arbres dénudés et les grêles squelettes de ses jeunes peupliers, sommeillait frileusement dans la nuit calme.

… Aujourd’hui, tout sombre dans la pluie noire, dans l’épouvantement d’un pays connu et brutalement changé, tout à coup plongé dans les ténèbres. Sous les violentes rafales du vent, le train part.

Et moi, subitement, je sens toute l’amertume des brusques départs, la destruction des petites choses éphémères. Après le charme et la griserie de la vie errante, les regrets, les déchirements. Là encore, comme en tant d’autres coins de la terre musulmane africaine, je laisse un peu de moi-même… j’emporte des regrets vivaces et une longue nostalgie.

… Lentement, comme à regret, le train remonte vers le Nord ; sous le ciel gris le pays m’apparaît menaçant, transformé, comme dans un cauchemar. Les horizons de sable embrumés remontent très haut dans le ciel trouble, et la lumière terne du jour finissant fausse les lointains.

Hadjerath-M’guil, Mograr, tout le superbe chaos de pierre noire et luisante est aujourd’hui d’une teinte indéfinissable de cendre. Les gorges sauvages, les défilés encombrés de roches foudroyées, tout est envahi par une brume couleur de suie. Par les portières disjointes du vieux wagon, un froid glacial souffle en tempête, agitant les rideaux poussiéreux. Une tristesse d’abîme, presque de la désolation, descend dans mon âme. Je m’enroule dans mon burnous ; j’essaye de m’endormir, pour ne rien voir, pour ne plus penser.


… Réveil lugubre, sur le quai de la gare, à Aïn-Sefra que des souffles de glace balayent, venus du Mektar couvert de neige jusqu’aux dunes, en un étrange contraste. Des lanternes maussades se balancent dans la nuit, des voix enrouées jurent, des silhouettes fuient, hâtives, courbées.

C’était une étrange vision, ces dunes désertiques que j’avais vues, au commencement de l’automne, flamboyantes sous le soleil, et qui, maintenant, se profilaient sur les montagnes toutes blanches, très septentrionales…

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