Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
RETOUR AU SUD
Sur la route de Bou-Saâda
Fuyant la banalité d’Alger, son bruit et sa foule, j’ai voulu revoir le Sud, le pays du silence bienfaisant, revivre, ne fût-ce qu’un instant, la vie libre de là-bas, que je regrette depuis si longtemps, dans l’atmosphère hostile des grandes villes embourbées de « civilisation ».
Et très vite, presque furtivement, je suis allée jusqu’à Bou-Saâda, assoupie sur les bords de son oued tranquille, enchâssée dans la verdure de ses jardins.
Ce fut une courte, une rapide succession de visions, comme des voiles brusquement soulevés et aussitôt retombant sur des coins de pays très dissemblables.
D’abord, sous un ciel noir embrumé par le siroco, la silhouette de Bordj-bou-Arreridj, avec sa vieille citadelle rougeâtre, petite ville, perdue dans l’immensité de la plaine dénudée déjà par les moissonneurs[35].
[35] Notes de juillet 1902.
Dans une boutique envahie de mouches, sur un banc brûlant, un court repos d’à peine une heure.
Le marchand est un Soufi de la tribu des Zegoum. Attristés tous deux — chacun à notre façon — nous parlons du pays qui resplendit là-bas, très loin, sous le prestigieux soleil.
Puis, tout de suite, il faut repartir dans une carriole branlante, couverte en planches, attelée de deux rossinantes faméliques et conduites par le nommé Bou-Guettar, cocher qui ressemble à un brigand.
La chaleur est accablante ; un essaim de mouches nous poursuit ; la voiture a des soubresauts épileptiques… cependant, cela vaut toujours, mieux que la « voiture de poste ».
J’ai pour compagnon de route et pour guide Si Abou Bekr, homme d’une quarantaine d’années, maigre et d’aspect souffreteux, avec un visage bronzé et ascétique, au regard renfermé et triste, presque sombre. Cet homme, fondé de pouvoir de la maraboute vénérée de Bou-Saâda, et qui a la direction d’immenses richesses, porte des gandoura et des burnous très blancs, mais usés et d’une grande simplicité. Son genre de vie est celui d’un pauvre, mais il jouit d’une grande sérénité d’esprit.
Assis tous les deux à l’arrière de la voiture, les pieds ballants dans le vide, nous parlons très insouciamment des choses du Sud, touchant la foi et la jurisprudence de l’Islam.
Si Abou Bekr sait parfaitement qui je suis : il connaît mon histoire, et après avoir très attentivement examiné mon cas, il approuve mon genre de vie…
Cependant, je ne puis contenir ma joie à voir le ciel s’éclaircir et le paysage changer progressivement, à mesure que nous avançons vers le Sud… Le pays devient plus âpre et plus désert. Nous apercevons quelques rares hameaux en toub, perchés sur le flanc des collines arides. A mi-chemin, sur le bord de l’oued M’sila, il y a un relai, et le bordj carré, avec sa grande porte cochère, bâti au-dessus de la rivière qui coule murmurante, entre un dédale de lauriers-roses et de roseaux, donne à cette halte de Medjez un faux air de caravansérail saharien.
Mon teint me fait prendre pour un Kabyle, et un des habitants de Medjez s’obstine à me parler dans cette langue, m’affirmant qu’il m’a vue à Tizi-Ouzou, où je ne suis jamais allée… Je le laisse dire, en attendant le départ, et quelques petits incidents de ce genre me font rire dans ma gaieté retrouvée.
Nous repartons, et nous essayons de dormir, moi juchée sur une caisse, et Si Abou Bekr roulé en boule au fond de la voiture… Sommeil vague, troublé à chaque instant, rêves informes, mélangés de bribes de réalité.
Enfin, avant l’aube, nous arrivons à M’sila. Nous suivons, à pied, une longue allée de mûriers, et nous arrivons à une grande place sillonnée de petits ruisseaux où chantent les crapauds. Au fond, il y a des bâtisses en toub et, devant un grand café maure, des citadins dorment sur des nattes, fuyant la chaleur de leurs maisons.
Nous aussi, après avoir échangé des salam avec des gens que je ne connais pas et qui, dans mon demi-sommeil, me semblent des fantômes, nous nous étendons sur une natte propre.
… J’entends encore, comme de très loin, la voix impérieuse d’un homme qui est pourtant tout près, sur le seuil du café, et qui réveille les dormeurs : — « La prière vaut mieux que le sommeil ! » Des formes blanches se remuent, s’étirent, se lèvent. Des bidons en fer-blanc sonnent contre les margelles des fontaines. Puis tout sombre dans le néant d’un sommeil accablé…