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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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HAUTS-PLATEAUX

Vers Géryville

C’est le matin, un matin d’hiver pâle et lumineux avec un soleil doux qui caresse les figuiers et les grenadiers dénudés de la cour, et qui allume des flammes blanches dans les palmes aiguës que la brise froide agite à peine.

Le caïd des Akkerma et son goum sont déjà partis, avant l’aube. Je les rejoindrai le soir seulement, à l’étape.

Enveloppés de grands burnous en poils de chameaux noirs, nous montons à cheval, le vieux goumier Mohammed Naïmi et moi. Nous cheminons en silence, d’abord à travers les jardins, puis dans la vallée tout de suite inculte et déserte où l’alfa roule ses flots grisâtres.

Ce n’est pas gai, ce départ de bon matin, en carême, et l’esprit se replie sur lui-même pour de vagues songeries ternes. Les chevaux, au contraire, s’excitent à l’air frais et s’ébrouent joyeusement. La journée va être longue, sans manger et surtout sans fumer, dans la monotonie de l’interminable vallée.

Des deux côtés, des montagnes stratifiées, d’un bleu pâle et brumeux, ferment l’horizon. Au Nord-Est, très loin, une autre montagne s’élève peu à peu, rectiligne et puissante. Et je songe avec une nostalgie plus amère à la silhouette toute semblable du Djebel-Moumène, là-bas, à l’horizon rouge de Djenan-ed-Dar.

Dans la brume blanchâtre du matin, le soleil monte et la vallée d’alfa devient plus souriante. Le malaise des premières heures de jeûne se dissipe peu à peu. Je me console en me disant qu’il me reste encore au moins une vingtaine de jours de vie nomade.

Sur cette route de Géryville, nous ne rencontrons que quelques petits bergers accroupis près de touffes d’alfa qu’ils font flamber pour se chauffer. Alors nous mettons pied à terre, car nos pieds s’engourdissent dans les minces bottes en filali rouge, et nos mains se raidissent à ne plus pouvoir tenir les rênes.

Mohammed Naïmi voit que je semble triste et, avec la grande bonhomie des nomades, il commence à me raconter des histoires pour m’égayer.

Bien simples et souvent bien poignantes, les histoires du bon goumier : le départ du pays natal avec les cavaliers Trafi, les regrets et les adieux, les femmes et les gosses qui pleurent, puis des jours et des jours de route dans la monotonie des hamada, tantôt à la poursuite d’insaisissables djiouch, tantôt simplement pour éclairer et escorter les lents convois de chameaux. Mais Naïmi s’étire voluptueusement sous son lourd burnous, et dit avec un sourire à dents très blanches :

— Louange à Dieu ! tout cela est passé, et demain ou après-demain, chacun sera dans sa tente.

Ce qu’il sous-entend bien clairement, c’est le dur célibat, des mois durant, la solitude loin des belles Bédouines au front tatoué. Pourtant Naïmi approche de la cinquantaine et sa barbe grisonne.

Je l’encourage un peu, et il se met à me conter les prouesses amoureuses de sa jeunesse, en termes corrects et voilés, mais avec une flamme rallumée dans ses longs yeux fauves d’oiseau de proie. Pas banales, ces amours nomades, et vraiment faites pour mettre dans ces frustes existences de bergers quelques notes romanesques qui, plus tard, laissent leur empreinte sur toute la physionomie morale des Bédouins, sur leur caractère et leurs attitudes.

Qu’importe qu’elle soit inconsciente, la grande poésie sauvage de leur vie !


… Le soleil décline à l’horizon, et nous arrivons dans un défilé étroit, entre deux hautes montagnes où l’alfa est plus touffue ; dans la brousse épineuse s’espacent de grands oliviers sauvages. On redescend. C’est le Djebel-Breïsath, à droite de la route de Géryville.

Au milieu d’une clairière, sur un petit plateau incliné vers l’oued, une dizaine de belles tentes à rayures rouges et noires, surmontées de boules de laine rouge : le campement de la fraction maraboutique des Ouled-Sidi-Mohammed-el-Medjdoub.

Les chevaux de notre goum sont attachés autour des tentes, et les gens du douar allument de grands feux pour préparer la diffa du caïd des Akkerma, Si Larbi ould hadj Ali.

Loupiot, mon chien, qui a suivi mes bagages portés par une mule, s’élance à ma rencontre avec des gémissements joyeux.

C’est un bon moment, cette arrivée, au campement, en temps de Ramadhane, une sensation de « home » retrouvé sous une tente étrangère, que je quitterai demain pour toujours, mais où je suis si bien ce soir étendue sur d’épais haraïr.

Le brave caïd trône au milieu de ses hommes bronzés et passablement déguenillés, après quatre mois de Sud. Assis en demi-cercle, le menton aux genoux, les marabouts écoutent attentivement les histoires que leur conte le caïd et les nouvelles de l’Ouest.

Tous les Arabes de l’Oranie du Sud s’intéressent passionnément aux affaires de la frontière et du Maroc.

Chez ces Trafi et ces Amour, dont Bou-Amama était il y a vingt ans le chef, plus aucune envie de suivre la fortune du vieux détrousseur. Aujourd’hui ils sont les plus vaillants parmi les soldats musulmans qui combattent là-bas pour la France[28].

[28] Les Trafi et les Amour composaient le goum de Casablanca qui, sous les ordres du capitaine Berriau et du frère de l’agha de Tiout, se signala en 1907 contre les Chaouïa marocains.

On veille tard, pour attendre l’heure du deuxième repas, et un grand murmure de voix monte du campement dans la nuit noire.

On parle bestiaux, moutons, chameaux, alfa et marchés à présent. Et ce sont ces conversations de pasteurs que j’entendrai répéter à toutes les étapes jusqu’à Géryville, jusqu’à Aflou et jusqu’à Boghari…

Enfin, longtemps après minuit, tout se tait, et je m’endors, malgré le froid qui transperce burnous et couvertures, et malgré les étirements félins de Loupiot, pelotonné contre ma poitrine.

Nous entrons dans la plaine au lever du jour.

D’abord, nous suivons une piste pierreuse, dans un terrain dénaturé qui s’irise de teintes violacées.

En face de nous, une muraille se dresse, haute, impénétrable, grise : zone de brouillard épais où le soleil, se levant à l’opposé, dessine de pâles arcs-en-ciel et de grands demi-cercles blancs qui semblent des voûtes sous lesquelles nous devons passer.

Il fait un froid glacial dans cette brume, et une buée argentée couvre bientôt nos burnous, le poil des chevaux et la barbe des goumiers.

Nous trottons pendant près d’une demi-heure, pour essayer de nous réchauffer, mais le froid augmente toujours, et nous descendons dans un petit cirque de monticules noirs où l’alfa est très épais. Bientôt de hautes fumées grises montent dans la brume, et des flammes claires coulent au ras du sable mouillé[29]. La bonne chaleur nous rend courage, apporte un peu de gaieté dans notre petite troupe dont le réveil fut maussade.

[29] Dans la région des Hauts-Plateaux oranais, très froide l’hiver, les cavaliers indigènes n’hésitent pas à mettre parfois le feu à la plaine d’alfa pour se réchauffer.

Un mokhazni et quelques goumiers nous rejoignent. Le mokhazni Ahmed s’en vient de Taghit, tout seul sur sa jument gris souris, pour revoir ses parents qui campent quelque part près de Brézizina, vers le Sud.

Une heure plus tard, quand la brume s’est dissipée, nous rattrapons les lents chameaux des sokhar Trafi, qui portent les bagages et une dizaine de caisses de cartouches que le goum doit convoyer au bureau arabe de Géryville.


Il est midi, et maintenant le soleil luit, chaud et ardent comme au printemps.

A mesure que nous remontons vers le Nord, le terrain devient plus rouge et plus pierreux, et de longues ondulations traversent la plaine, creusant de larges oueds encore à sec. A droite, tout en bas, apparaît un petit ksar très blanc, avec des jardins aux arbres dénudés. Pas un dattier. C’est Chellala Guéblia.

A gauche, sur la colline, au bord de la route, une grande koubba de Sidi Abdelkader Djilani de Bagdad. Un carré de maçonnerie entre de hautes murailles nues et une coupole ovoïde très allongée, le tout d’une blancheur ancienne, vaguement dorée par le soleil.

Nous arrivons au pied de cette montagne aux contours géométriques qu’on apercevait depuis Tiout et qui ressemble au Djebel-Sidi-Moumène.

Dans une petite dépression du sol très rouge, un ksar joli, en toub fauve d’une teinte foncée, et de beaux jardins de palmiers : Chellala Dah-raouïa, où nous allons passer la nuit.

Le ksar est bâti sur un terrain très accidenté, coupé de fondrières profondes. Nous traversons les rues en partie couvertes, les étranges rues ksouriennes pleines d’ombre et de mystère. Nous longeons, sur un étroit sentier, une brèche large comme un précipice, au fond de laquelle il y a des jardins et une vieille koubba dont le revêtement de chaux s’est effrité et dont la coupole fruste rejoint la hauteur du chemin. Des tombes l’entourent, petites pierres grises dressées.

… Nous arrivons chez le caïd Hadj Ahmed, un vieillard accueillant et jovial qui nous reçoit dans la salle des hôtes, une longue pièce blanchie, avec un lit européen dans un coin et des tapis du Djebel-Amour entassés à terre.

Pour attendre le magh’reb, nous sortons sur un coteau nu, au-dessus du ksar, et là, nous lézardons longuement au soleil, sur la terre tiède, en compagnie du cadi, du caïd et de quelques lettrés dont un beau jeune homme brun qui chante d’une voix douce, le fils du caïd de Bou-Semghoun, ksar du sud-ouest de la région.

A Chellala, les ksouriens parlent encore « chelh’a » et c’est ici pour la dernière fois que j’entends le vieil idiome berbère, étrange et incompréhensible, qui assombrit encore tout le mystère voulu de la vie indigène à Figuig : plus loin nous rentrerons en pays purement arabe.


Au coucher du soleil, encore une impression du Sud retrouvée.

Tandis que nous regagnons le ksar, nous rencontrons, sur la route des puits, une théorie de femmes en longs voiles rouges ou blancs qui s’en viennent dans le soir doré, avec des amphores et des peaux de boucs ruisselantes sur leurs épaules.

De longues ombres violettes cheminent à leurs pieds sur la terre rose…


… Toute la vie nomade se résume bien dans cette question que le caïd Larbi pose à son collègue de Chellala, au départ :

— Ne pourrais-tu me dire où est campée ma famille, actuellement ?

Le caïd Hadj Ahmed fait un geste qui, à moi, me semble bien vague : il étend sa main droite vers le Nord-Est. Cela suffit, le caïd des Akkerma a compris, et il trouvera son foyer errant à plus de cent kilomètres de l’endroit où il l’avait laissé au commencement de l’automne…


Douéïs, une vallée entre des collines pierreuses et nues et des montagnes que le caïd me nomme : Djebel-Bessebaa, Ousseïra, Mezrou, Tazina, où coulent d’abondantes fontaines.

Au fond de la vallée, un oued raviné, rouge comme une longue plaie saignante et des « redir » (sortes de mares) qui commencent à s’emplir.

Il est trois heures quand nous approchons du campement du caïd. Deux ou trois coups de fusil partent en l’air, et le youyou argentin des femmes se prolonge aux échos de la montagne.

Toute la tribu accourt au-devant du chef, homme simple et rude, sans malice, et des frères revenant du Bled-el-Baroud (pays de la poudre).

Je dois passer ici la journée de demain, puis je quitterai les braves Trafi pour gagner Géryville.

Après le repas du magh’reb, je m’en vais errer seule avec Loupiot dans l’alfa.

Je veux que la griserie de ma tristesse se dissipe, puisque je comprends que, si même je devais retourner un jour là-bas, je n’y retrouverais rien de ce que j’y ai laissé…


La soirée et la nuit se passent sous la tente des hôtes où nous sommes bien une trentaine entassés, ce qui fait que nous ne sentons pas trop le terrible froid d’avant l’aube.


Le matin, vers dix heures, j’ai dit adieu au caïd Larbi et à tous les gens des Akkerma, un adieu fraternel et presque ému. Puis j’ai repris la route de Géryville, seule avec un grand gars nommé Abdesselam, gauche et sauvage, qui commence par garder un silence obstiné pendant plusieurs heures.

Il fait tiède sous un ciel clair.

Après des ravins et des fondrières, nous traversons une grande plaine de sable d’aspect tout à fait saharien.

Le soleil devient presque chaud et la journée s’écoule vite.

Nous avons à franchir quatre-vingt-quinze kilomètres pour arriver à Géryville, et sur cette route il n’y a rien, pas un douar, sauf un « dar-diaf » misérable et à moitié ruiné, qui est gardé par quelques Bédouins de lignée maraboutique, mais qui ressemblent plutôt à des rôdeurs, les Ouled-El-Hadj-ben-Amar.

Le « dar-diaf » est très loin, à soixante kilomètres au moins du campement de Si Larbi, et nous trottons presque toute la journée pour y arriver avant la nuit.

Abdesselam consent peu à peu à causer, mais je constate son incurable bêtise, et je préfère écouter une mélopée monotone et plaintive que mon guide lance à pleine voix aux échos du bled.

Il me confie qu’il n’a jamais été à Géryville ; que, d’ailleurs, il n’a jamais mis les pieds dans un village français, et il me pose les questions les plus saugrenues auxquelles je réponds vaguement, l’esprit ailleurs.

Je regrette mon compagnon du premier jour, Mohammed Naïmi, intelligent et intéressant.

Le soleil se couche. C’est le magh’reb, et j’ai la consolation de pouvoir enfin allumer une cigarette.

Mais du « dar-diaf » et des Ouled-El-Hadj-ben-Amar, toujours pas de trace.

La route file, toute droite, dans la plaine déserte, aboutissant à l’horizon à une chaîne de longues collines basses où quelques oliviers sauvages ont poussé.

— Peut-être est-ce là-bas, au pied de la colline, ce « dar-diaf » ?

— Dieu le sait…

Rien d’autre à tirer de la brute, et je me contente de partir au grand trot.


La nuit va tomber, et nous nous engageons dans un défilé où la route descend et où les ombres violettes du soir embrument déjà les choses.

Enfin voilà le « dar-diaf » déjeté et croulant, dans un terrain marécageux coupé de séguia fraîches. Nous faisons boire les deux vaillantes juments, puis nous cherchons les gardiens.

Ils sont campés dans une sorte de fissure de la montagne sous des tentes déclives et pouilleuses, et ils ont eux-mêmes bien mauvaise mine, avec des figures faméliques et rapaces.

Longs pourparlers pour le prix de la diffa et l’orge. Enfin nous déjeunons d’un peu de mauvais café et de couscous noir sans viande, et nous nous reposons sous l’une des tentes. Par une déchirure du rideau intérieur des yeux curieux de femmes nous guettent.

Abdesselam a envie de coucher là et les « marabouts » voudraient nous retenir.

Mais moi, ce lieu et ces gens me pèsent. Je préfère le silence de la nuit glacée et sans lune et je ne me laisse pas fléchir. Nous remontons à cheval et nous filons, très vite, pour rejoindre la route.

L’obscurité est opaque et un vent froid se lève. Abdesselam maugrée un peu et finit par se taire, voyant que je ne l’écoute pas. Enfin nous trouvons une fontaine et un abreuvoir, au pied d’une haute colline envahie par l’alfa. Nous montons, et nous allumons du feu pour nous chauffer et nous éclairer pendant que nous mangeons un peu de galette bise, le deuxième repas de la nuit de Ramadhane…


… Nous arrivâmes à Géryville. D’autres étapes suivirent…

En passant par Aflou, dans le Djebel-Amour, je recueillis quelques sujets de contes, et je fus vivement frappée par le caractère de la belle population industrieuse et forte de cette région où s’est conservé l’art du tapis. On parlait beaucoup du Sud et de la guerre à Aflou. Les échos des fusillades désertiques s’amplifiaient dans ces montagnes, rapportés et commentés par les goumiers qui rentraient d’une dure campagne dont on n’a jamais écrit les marches pénibles et les journées dangereuses.

Le siège de Taghit, raconté par un rhapsode arabe, passionnait l’auditoire d’un café maure. On eût cru entendre un chant des croisades, quand il était expliqué en vers scandés comment les cavaliers de la harka du Tafilalet étaient venus se faire tuer en cavalcadant sous les meurtrières de la redoute et en provoquant le capitaine de Susbielle en combat singulier…

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