Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Incident
Nous étions arrivés la veille à Zouazra, territoire de la tribu de ce nom, et l’on avait dressé notre vaste tente en poil de chèvre près du gourbi du cheikh Si Amor.
Zouazra est située au milieu d’un vert plateau, entouré de ces jardins d’oliviers qui donnent au Sahel tunisien son aspect opulent.
Vers notre gauche, à une soixantaine de mètres, commençaient les oliviers. En face, à droite, s’étendait la plaine africaine qui, dès qu’elle n’est point cultivée, reprend son caractère de tristesse infinie…
La nuit avait été mauvaise. Le vent avait soufflé en tempête, secouant furieusement notre tente. Il avait plu ; les chevaux, épouvantés, avaient henni et s’étaient débattus, essayant de libérer leurs chevilles de la longue corde tendue à ras de terre.
Les chiens, inquiets, avaient erré dans le douar, avec des gémissements plaintifs. Les gardiens que nous avions postés autour de notre campement affirmaient avoir vu rôder des ombres suspectes à la lisière des jardins…
Roulés dans nos « ihram » épais nous avions souffert du froid et de l’humidité. A l’aube, nous nous étions levés transis et de fort méchante humeur.
Ahmed, le domestique de Si Elaraby, avait ordonné aux gens de la tribu de faire un grand feu devant nos tentes. Le bois, humide, s’allumait mal, et le vent nous apportait des bouffées d’âcre fumée.
Je m’éloignai un peu de la tente et allai errer du côté de la plaine.
Les nuages s’étaient dissipés et le jour se levait, paisible et limpide. A l’horizon occidental, les ramures puissantes des oliviers se dessinaient en noir sur le fond rosé du ciel clair. Vers l’Ouest, les étoiles pâlissaient dans l’ombre encore profonde. La grande paix automnale de ce pays évoqua en moi des souvenirs tristes et doux, des impressions pareilles, ressenties jadis, dans la même saison, à Bône, sur un tout autre point de cette côte barbaresque qui est ma patrie d’élection et que j’aime avec toutes ses tristesses et sous tous ses aspects.
Je retournai vers la tente.
Le soleil s’était levé, triomphant et radieux.
Au milieu du douar, les femmes s’agitaient autour d’un grand feu, préparant notre premier déjeuner.
Le khalifa, malade, s’était couché devant notre tente et fumait, se laissant paresseusement réchauffer par le soleil.
Les trois cavaliers du Makhzen, le domestique et les muletiers s’étaient mis à jouer aux cartes.
J’éprouvais la sensation délicieuse de liberté, de paix et de bien-être qui, chez moi, accompagne toujours le réveil au milieu des spectacles familiers de la vie nomade.
Tandis que nous attendions, non sans impatience, le déjeuner, nous vîmes subitement arriver un cavalier bédouin, monté sur un cheval blanc sans selle et sans bride. L’homme, son ihram au vent, cramponné à la longue crinière de l’animal emporté, lui talonnait les flancs de ses pieds nus et poussait des cris lugubres, une sorte de lamentation monotone et continue.
Quand il fut plus près, nous comprîmes qu’il criait :
— Mon frère est mort ! Mon frère est mort !
Au lieu de nous expliquer ce qu’il voulait, il se laissa tomber à bas de son cheval et se roula à terre, se tordant les mains et continuant à nous crier que son frère était mort…