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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Nomades campés

Un grand convoi de chameaux et des goums de cavaliers, arrivés un jour gris d’automne, campent dans la vallée, près des palmeraies.

Quelques tentes blanches d’officiers ou de caïds au milieu d’un entassement chaotique de choses, parmi les chevaux entravés et hennissants, et les chameaux qui s’agenouillent avec des plaintes sourdes.

Des amas de haraïr[17], des lambeaux de tapis, des couvertures, des marmites enfumées, des outres velues suspendues entre trois matraques en faisceau, l’éclair d’une gamelle neuve dans le fouillis des loques bédouines, aux couleurs chaudes et sombres où dominent le rouge et le noir roussi… Tout cela s’accumule et se mêle en un sauvage et magnifique désordre.

[17] Haraïr, pluriel de harara, longs sacs en laine noire et grise qu’on accouple sur le bât des chameaux.

Des hommes circulent, se reconnaissent, s’installent.

Goumiers en burnous blanc, la ceinture hérissée de cartouches ; sokhar (convoyeurs), vrais hommes du désert, maigres et tannés, robustes sous la chemise de colon effilochée et terreuse, serrée à la ceinture par une courroie de cuir brut ou une corde, avec la naala (sandale) aux pieds, tout couturés de cicatrices anciennes, la tête simplement voilée d’un linge, avec parfois de petites nattes de cheveux retombant le long des joues… Hommes restés tels qu’ils devaient être au temps des patriarches et des prophètes, à l’aube du monde…

Les bach-hammar, chefs de groupes de seize sokhar, galopent sur leurs chevaux maigres et crient des ordres.

En quelques heures, ces arrivées de goums et de convois changent l’aspect de la vallée grise qui semble servir d’assises provisoires à tout un peuple en migration.

Très archaïques et très impressionnants, ces déballages de vieilles choses qui ne changent pas à travers les siècles, ces arrivages de gens aux costumes et aux gestes de jadis, venus là pour quelques jours, et qui, un matin prochain, s’ébranleront de nouveau, reficelant, remportant au loin leurs beaux et pauvres bagages nomades.


… Le jour d’hiver se lève sur la hamada de pierre noire. A l’horizon, au-dessus des dunes de la Zousfana, une lueur sulfureuse pâlit les lourdes nuées grises. Les montagnes, les collines embuées, se profilent en vagues silhouettes d’une teinte neutre sur le ciel opaque. La palmeraie, transie, aux têtes échevelées des dattiers, s’emplit de poussière blafarde, et les vieilles maisons en toub, debout au milieu des ruines, émergent, jaunâtres, comme salies de l’ombre trouble de la vallée, au delà des grands cimetières isolés.

Le désert a dépouillé sa parure de lumière et un voile de deuil immense plane sur lui.

Aux camps, autour des chevaux couverts de soie en loques, autour des chameaux, goumiers et sokhar s’éveillent. Un murmure monte des tas de burnous humides roulés sur le sol dur.

Au réveil, maussades, les chameaux bousculés commencent à se plaindre. En silence, sans entrain, les nomades se lèvent et allument des feux. Dans l’humidité froide, les djerid fument, sans gaîté.

… Le vent glacé balaye brusquement les camps ; il soulève des tourbillons de poussière et de fumée, faisant claquer la toile tendue de la tente du chef de goum, ornée d’un fanion tricolore.

La silhouette du lieutenant français passe. Placide, l’œil triste, les mains fourrées dans les poches de son pantalon de toile bleue, il fume sa pipe en inspectant distraitement hommes et bêtes.

Lui aussi sent peser sur lui le malaise de ce matin de recommencement, après des mois et des mois de ce dur métier de « meneur de chameaux » comme il dit, toujours en route, toujours seul, avec, pour unique consolation, cette pipe mélancolique où se consument en fumées légères les heures monotones de sa vie…

Les nomades préparent le café dans leurs gamelles d’étain, puis, sous le vent qui glapit, ils se lèvent lentement, paresseusement, secouant la terre qui alourdit leurs burnous.

Ils vaquent aux menus soins du camp.

Les goumiers et les sokhar jettent des brassées d’alfa devant leurs bêtes. On fait un pansage sommaire au cheval gris de l’officier. Quelques-uns, assis dans la fumée des feux, commencent des reprises aux harnachements ou à leurs burnous. D’autres montent au village, pour d’interminables marchandages chez les juifs et de longues beuveries de thé marocain, dans les salles frustes des cafés maures.

Des chameaux grognent et mordent leurs haraïr. Un cheval se détache et galope furieusement à travers les camps. Deux hommes se disputent pour une brassée d’alfa… Et c’est tout, comme tous les jours, dans l’ennui des heures longues, des heures d’attente.


Depuis longtemps les nomades ont oublié la solitude de leur existence traditionnelle, sur les Hauts-Plateaux, sans autre souci que leurs troupeaux et les éternelles querelles de groupes à fractions, que vident parfois quelques coups de fusil sans échos.

Depuis longtemps, ils marchent ainsi à travers le désert, avec les colonnes et les convois, dans la continuelle insécurité du pays sillonné de bandes affamées, tenues comme des troupeaux de chacals guetteurs dans les défilés inaccessibles de la montagne.

Maintenant l’hiver va venir, le sombre hiver glacial, les nuits sans abri, près des brasiers sans chaleur. Et, avec la grande résignation de leur race, ils se sont habitués à cette vie, parce que, comme tout ici-bas, elle vient de Dieu.


Dans ces voisinages de hasard, des amitiés de plat et de couchage sont nées parmi les nomades, de ces rapides fraternités de soldats qui se déclarent un jour, à première vue, et qui ne durent pas.

Ce sont de petits groupes d’hommes qui attachent ensemble leurs chevaux, ou qui poussent leurs chameaux vers le même coin du camp, qui mangent dans la même grande écuelle de bois, qui mettent en commun les intérêts peu compliqués de leur vie : achats de denrées, soins des bêtes — leur seule fortune — et parfois aussi, les incursions clandestines chez les belles convoitées, au douar du Makhzen, voire même chez les Amouriat de Figuig, les maigres dissidentes prostituées de Zenaga et d’Oudarhir.

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