Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Beni-Israël
Tout à Figuig se tait et sommeille. Ni cris ni tapage dans ces allées d’une fraîcheur et d’une sonorité de cloître, où le pas des chevaux éveille des échos multiples et lointains.
… Des couloirs plafonnés de tiges de palmes, obscurs, coupés çà et là de carrefours à ciel ouvert où tombe un jour glauque, comme en des puits. Parfois, sur un mur ocreux, la note gaie d’un rayon de soleil oblique, dans l’inquiétude des ténèbres. De brusques tournants, des corridors plus bas et plus noirs, s’enfonçant vers l’inconnu, et où les chevaux ne passent pas. Il faut s’y glisser à tâtons.
Des fantômes blancs s’avancent, incertains, sans bruit. D’autres, accroupis sur des bancs en terre, dans l’épaisseur des murailles, gardent des attitudes immobiles de statues.
Dans ce labyrinthe des rues de Zenaga, il est un coin de nuit plus profonde, d’étouffement et de saleté contrastant avec les autres quartiers d’une si surprenante netteté où flottent seules des odeurs humides de terre très vieille, et quelquefois des relents de benjoin s’échappant des koubba et des mosquées. C’est le Mellah, le quartier où s’entassent les Beni-Israël besogneux, prolifiques, courbés sous le joug musulman, sans voix à la djemaâ, tout comme les kharatine noirs, mais point persécutés cependant.
Quand, pour la première fois, je pénétrai dans une maison juive du Mellah de Zenaga, ce fut en compagnie d’un mokhazni et d’un juif de Kenadsa. Nous venions pour voir des bijoux.
… Au dehors, dans les palmeraies, les dattiers bleus baignaient dans la lumière blonde, et des rayons d’or, se jouaient sur l’eau tranquille, des grands bassins glauques.
Dans le sombre Mellah, dans l’obscurité lourde, une puanteur nous prit à la gorge.
Pour trouver la porte doublée en vieux fonds de bidons à pétrole, il nous fallut frotter une allumette.
Enfin, on nous ouvrit, lentement, avec méfiance, une cour irrégulière, étroite et profonde comme une pièce, avec, tout autour, aux deux étages, une large galerie couverte, précédant les chambres aux plafonds bas.
Un jour gris, un jour faux de cachot, tombait sur le sol jonché de détritus, trempé d’eaux grasses.
Là grouillait une nuée d’enfants roux en gandoura sales. Ils s’enfuirent à notre entrée, se tassant derrière les piliers noircis de graisse, tout luisants.
Une âcre fumée de palmes sèches montait, rampant le long des murs couleur de suie. Dans les coins c’étaient des tas d’ordures, de chiffons, de vieilleries informes, jamais remuées depuis des années.
Les femmes assises autour du foyer se retournèrent en nous voyant. Elles portaient la « melahfa » des Bédouines, mais en coton blanc sale, très ample, traînante, ceinturée très bas.
Sur leur front, couvrant à demi les bandeaux noirs, un foulard de soie sombre étroitement serré supportait des chaînettes d’argent qui allaient rejoindre les lourds anneaux d’or des oreilles. Encore plus que les ksouriennes musulmanes, celles-là étaient languissantes et étiolées, d’une pâleur de cire. Quelques-unes pourtant étaient belles, la figure ronde, l’œil très grand et très noir, aux paupières lourdes.
Seul, l’éclat mobile des bijoux donnait un peu de vie, de gaîté, à ces masques troublants de mortes.
La plus belle avec de magnifiques yeux rougis de larmes dans un visage de volupté et d’amertume, s’isolait dans un coin, farouche.
Elle nous jeta un regard noir.
Près d’elle, une vieille momifiée, aïeule aveugle, se lamentait à voix haute, tordant ses pauvres mains gourdes.
… Haïm, le bijoutier, quitta sa petite forge et ses menus outils, pour nous souhaiter la bienvenue. Il s’excusa de l’état où nous trouvions sa demeure qu’un malheur venait de frapper : la veille, Esthira, la femme de Haïm, se rendait avec sa mère chez des parentes, au ksar d’Oudarhir. Elles rencontrèrent des bergers nomades qui les abordèrent et poussèrent l’audace jusqu’à découvrir le visage d’Esthira. Ils allaient la violer, quand passèrent des cavaliers du maghzen du pacha d’Oudarhir. Les nomades s’enfuirent. Et maintenant la honte et la désolation assombrissaient encore la maison.
Esthira était la belle éplorée.
Comme Haïm s’éloignait pour nous faire préparer le café, mon compagnon, le mokhazni, se mit à rire :
— Chez nous, quand pareille chose arrive, l’homme retrouve le coupable et le tue. Eux, ils se contentent de geindre comme des souris à qui on a marché sur la queue. D’ailleurs, la juive est belle, et les bergers avaient raison. Elle est bien bête, si elle a vraiment résisté : regarde son juif, comme il est laid !
Haïm, grand, avait les membres envahis de graisse jaune, sous une gandoura tachée d’huile et, usage sans doute imposé jadis aux juifs de Figuig par le dédain musulman, un grand mouchoir à pois bleus était passé par-dessus son petit turban noir et noué sous le menton, à la façon des vieilles femmes.
Haïm étala devant nous ses œuvres. Des « bzaïm », agrafes d’argent en forme de feuilles ou d’étoiles, de lourdes bagues ciselées, des broches à clochettes d’argent, des anneaux d’or pour les oreilles, ornés du sang terne des grenats et du lait irisé des opales. Le tout entassé pêle-mêle sur le fond moiré d’un lambeau de soierie verte.
A notre entrée, les bruits s’étaient tus. Les enfants eux-mêmes chuchotaient timidement. On entendait seule, comme tombant de très haut, parce qu’elle venait d’une cour voisine, la voix nasillarde et monotone d’un rabbin qui récitait des prières dans la vieille langue sacrée d’Israël. Et cette maison juive, cette voix surannée, tout cela produisit en moi une impression de monde fermé particulièrement vieux et immuable au milieu de toutes les immobilités séculaires de Figuig.
… Le siroco s’était levé, chargé de sable et de poussière, sous le ciel incandescent et terni.
Les membres de la djemaâ de Zenaga siégeaient sur les bancs d’un carrefour avec, à leur droite, une coulée de lumière trouble entre deux murs.
Ils s’alanguissaient dans l’étouffement du siroco et subissaient la torpeur somnolente des choses.
Haïm s’arrêta à l’entrée du carrefour, retirant ses savates. Puis, courbé jusqu’à terre, il alla baiser successivement le pan du burnous de tous les ksouriens impassibles.
Haïm venait là pour demander justice contre les bergers qui avaient outragé sa femme… Mais il n’avait, guère d’espoir. Pourtant, accroupi à terre, il raconta son affaire.
Quand il eut fini, un grand vieillard tout voûté, le regard encore ardent sous d’épais sourcils blancs, esquissa un geste vague.
— Que pouvons-nous y faire ? Si celui qui a outragé la femme était un des nôtres, nous le punirions, car ce sont des actes indignes d’un musulman. Quant à des nomades… tu es coupable toi-même de laisser une femme circuler seule dans les ksour… non, juif, nous n’y pouvons rien !
Haïm, timidement, essaya d’insister. Alors le vieillard fronça les sourcils et dit durement :
— Nous avons dit, juif ! va-t’en !
Haïm se leva et partit à reculons, saluant très bas. Il fallait se résigner, car celui dont le bras n’est pas fort et qui ne sait pas tenir le fusil n’a qu’à s’humilier et se taire au pays de la poudre.
… Dès l’aube, les gamins d’Israël, roux et demi-nus, s’en vont vers les jardins où s’ouvre l’ombre des feggaguir humides, tapissées de fougères et de mousses légères.
Ils descendent avec des précautions infinies, sans bruit, vers les seguia souterraines, et s’agenouillent dans la boue noirâtre pour guetter des heures durant les poissons incolores, les poissons aveugles à peine argentés sous la lumière diffuse, dans l’eau verte.
Avec leurs mains, les gamins attrapent les bêtes rapides qui, au moindre clapotement de l’eau, s’enfuient vers les dessous de ténèbres des galeries impraticables.
Vers midi, quand la pêche a été fructueuse, ce sont des cris de joie qui fusent des souterrains, vers la gaîté des jardins pâmés sous la caresse du soleil.
Agitant leurs grappes de poissons visqueux, attachés par les ouïes, les petits juifs courent joyeusement vers les sombres ruelles du Mellah, où les attendent les mères au pâle visage.