Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Dans l’oasis.
La vallée de Figuig s’ouvrait sous le soleil comme un grand calice pâle.
J’étais assise sur le parapet en terre dorée d’une haute tour branlante, si vieille et si fragile qu’elle semblait prête à tomber en poussière. La tour se mirait dans l’eau sombre d’un étang, à l’orée des jardins d’Oudaghir. Elle était située très haut et dominait toute la vallée.
J’étais seule dans la splendeur du jour naissant, et je rêvais en regardant Figuig, l’oasis reine, qui ne m’était jamais apparue si belle, peut-être parce que j’allais partir le lendemain.
Au loin, vers le Sud, par-dessus les monts de Taghla et de Melias, le désert rouge remontait très haut dans le ciel, bordant l’horizon d’un trait net et obscur comme la haute mer.
La déchirure puissante du col de Zenaga s’ouvrait comme le lit d’une rivière où roulait le flot noir des dattiers, entre le Djebel-Taarla d’une teinte d’indigo intense et le Djebel-Zenaga éclairé obliquement, tout rose.
A droite, le col de la Juive, aride et pierreux, entre des coteaux nus et le col des Moudjabedine, où se jouent les mirages aux midis accablants d’été.
L’entrée plate et stérile de la vallée scintillait au soleil. Plus près, sous mes pieds, la palmeraie de Zenaga roulait sa houle immense, ondulait, venait battre le Djorf, la haute falaise grise qui sépare les deux terrasses de Figuig.
Les têtes compactes des dattiers prenaient des teintes de velours bleu pâle où glissaient des reflets argentés. Vers la droite, le vieux ksar de Zenaga faisait une tache d’or fauve plus ardente dans toutes ces pâleurs délicates. Sur la montagne et sur la vallée, le soleil du matin répandait des flots de clarté azurée, une clarté vivante, d’une limpidité infinie. Au pied de la tour, debout, le dos contre le mur fruste, un vieillard aveugle tendait en silence la main vers le chemin où passaient les croyants.
Il était très grand et très beau, le visage émacié aux yeux vides, d’une impassibilité de bronze obscur. Son corps osseux se drapait magnifiquement dans ses haillons couleur de terre.
Plus loin, sur la route ensoleillée, deux femmes berbères s’arrêtèrent, et la lumière se joua dans les plis lourds de leurs draperies de laine pourpre qui balayaient la poussière.
… Au-dessus d’un mur, la petite tête douce d’un jeune dromadaire se balança avec un rauquement plaintif et une grimace étrange à longues dents jaunes.
… Un fragment de toub desséchée se détacha du sommet de la tour et tomba dans l’eau morte de l’étang, où de grands cercles d’argent s’élargirent, venant mourir aux bords humides.
Je redescendis vers Zenaga par le sentier du Djorf où les chevaux glissent et frémissent de côtoyer l’abîme. A mesure que je m’abaissais, la muraille des dattiers murmurants montait, cachant peu à peu la clarté des lointains.
En bas, sous l’ombre bleue de la palmeraie, une séguia coulait sur de la mousse. Des jardins ksouriens étalaient le luxe de leurs verts glauques, de leurs verts mordorés. Le soleil, filtrant à travers les palmes aiguës que le vent agitait à peine, semait des paillettes d’or sur le sable rouge et sur les cailloux blancs. Tout près s’ouvraient des sentiers délicieux, pleins d’ombre et de fraîcheur, entre les murs en toub claire des jardins.
Sous les palmes recourbées en arceaux, des figuiers se penchaient vers la lumière, avec leurs feuilles dorées par l’automne où se mêlaient les feuilles roussies de la vigne, à côté de celles, rouges encore comme des fleurs épanouies, des grenadiers et des pêchers.
Une pénombre charmante atténuait les lignes et les couleurs dans ce dédale de ruelles sans habitations, si tranquilles qu’on entendait les tourterelles sauvages roucouler doucement dans les arbres tout près.
Parfois, à un tournant brusque, c’était un grand étang bleuâtre, miroir immobile où se reflétaient les dattiers penchés aux troncs envahis d’herbes parasites.
Et partout le murmure continu, le chant profus des seguia d’eau courante, jaillissant d’un mur, disparaissant tout à coup sous terre avec un bruit frais de cascade, pour reparaître à deux pas plus loin, sous les dentelles légères des fougères vertes.
… Le soleil montait lentement, comme en triomphe, sur la paix et la joie de l’oasis délicieuse.
Au delà de la palmeraie, j’entrai dans l’ombre éternelle des rues couvertes de Zenaga, où des formes blanches passaient en silence et comme furtivement, rasant les murs.
Des portes farouches s’entrouvraient à peine, et les petites places irrégulières creusaient des regards de lumière bleue.
Dans toute cette méfiance, dans tout ce silence, on entendait seulement parfois, à travers l’épaisseur des murailles aveugles, le bourdonnement sourd du vieux moulin à bras africain, et la mélopée monotone, en idiome berbère, de quelque femme ksourienne invisible.
Je passai lente en songeant avec tristesse que, sans doute, dans quelques années, le lucre féroce, la bêtise et l’alcool qui ont pollué Biskra viendraient détruire le charme encore intact de ce vieux repaire saharien.
Telle qu’elle s’est conservée jalousement à travers les siècles, dans son lointain, l’oasis de Figuig me semblait une perle d’une beauté parfaite.
… Sur la piste poudreuse, dans la nudité brûlante de la vallée, des Figuiguiens à cheval s’en vinrent escortant des ânes chargés de sacs d’orge et de blé, que poussaient des esclaves kharatine noirs.
Les Berbères, très blancs et très calmes sous leurs voiles de laine, avançaient lentement, les rênes lâchées sur le cou de leurs montures tranquilles.
Le regard vague de leurs grands yeux noirs errait au loin, sur les montagnes de leur pays, où achevait de s’éteindre la féerie rose du matin.
Ils passèrent devant mon compagnon en burnous bleu et moi et nous jetèrent distraitement le salut de paix qui est comme le mot d’ordre de l’Islam, le signe de solidarité et de fraternité entre tous les musulmans, des confins de la Chine aux bords de l’Atlantique, des rivages du Bosphore aux barres du Sénégal.
En regardant ces hommes marcher dans la vallée, je compris plus intimement que jamais l’âme de l’Islam, et je la sentis vibrer en moi. Je goûtai dans l’âpreté splendide du décor, la résignation, le rêve très vague, l’insouciance profonde des choses de la vie et de la mort.
… Et je compris aussi pourquoi le mendiant aveugle était si noble et si calme, la main tendue vers les passants qu’il ne voyait pas dans la nuit éternelle de sa cécité, et pourquoi, au lieu de s’agiter et de peiner à la sueur de leur front, les Arabes sommeillent, au cours monotone des jours calmes, étendus dans l’ombre des vieux murs qui s’effritent et que personne ne relève, sur la terre nue qui leur est douce…