Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
CAHIERS
Paris, 25 février 1900.
Il y a là, devant moi, sur le mur, un plan de Bône que Khoudja m’a envoyé à Cagliari, et sur ce plan un point que j’ai noté, un point qui éveille en moi un souvenir poignant.
Cimetière indigène[36]. Ces deux mots si simples piqués sur cette vulgaire carte routière m’ont déjà donné à plusieurs reprises ce frisson intérieur qui, pour moi, est l’une des conditions essentielles de l’hygiène morale. Et je vois, en ces instants bénis, se dresser devant moi le fantôme aimé de cette Anèba (Bône) qui me fit rêver pendant deux années, là-bas, sur la terre de l’exil…
[36] La mère d’Isabelle Eberhardt repose au cimetière musulman de Bône.
Ainsi la grande âme que j’ai sentie plusieurs fois surgir en moi est bien en une mystérieuse incubation. Et si je veux, je puis faire qu’elle apparaisse un jour en une floraison superbe.
Louange à la souffrance du cœur ! louange à la mort, fécondatrice des âmes endeuillées ! louange au tombeau silencieux qui est non seulement la porte de l’éternité pour ceux qui s’en vont, mais encore celle du salut pour les âmes élues qui savent se pencher sur ses profondeurs mystérieuses ! Jouange à la tristesse et à la mélancolie, ces divines inspiratrices !
Loin de moi le désespoir lâche et la coupable indifférence ! loin de moi l’oubli !
Par quelle aberration les silhouettes consolatrices des deux collines funéraires d’Anèba et de Vernier[37] ont-elles pu, parfois, s’effacer de mon souvenir, devenir presque inexistantes ? Pourquoi ?
[37] Le tuteur d’Isabelle Eberhardt, Alexandre Trophimowsky, repose au cimetière de Vernier, près Genève.
Non, loin de moi les tâtonnements de mon adolescence maladive ! Loin de moi cet esprit jouisseur et vulgaire qui n’est pas de moi, qui me vient du désordre et qui est ma perte.
L’horizon ainsi compris, si un jour se dissipent les nuages de Genève, sera resplendissant comme ceux de jadis, là-bas, aux premiers réveils de mon intelligence, quand j’admirais les couchants mélancoliques derrière la haute silhouette du Jura morose, et quand je cherchais à deviner le grand mystère de mon avenir.
Venez à moi, souvenirs, je ne vous chasserai pas. Venez, éveillez en moi la flamme sacrée qui doit un jour consumer toutes les impuretés de mon âme et la faire surgir forte et belle, prête pour l’éternité. Rêves incohérents et singuliers, rêves qu’on ne saurait traduire, vous êtes toute ma raison d’être en ce monde…
29 mars, 6 h. ½ soir.
Certes, mon âme traverse une période d’attente ; les sensations douloureuses de l’heure présente ne dureront pas ; la réalité sombre de ma vie parisienne actuelle aura un réveil !
Dans un mois peut-être je m’en irai là-bas, dans le grand désert vague, chercher des impressions nouvelles, chercher les matériaux qui serviront à l’œuvre que je voudrais édifier.
Mais toute mon éducation morale est à refaire. Je devrais m’inspirer des grandes idées évocatrices du passé, et de la foi islamique, qui est la paix de l’âme.
Certes, au bout de tout il y a le silence et il y a le tombeau. Mais tout ce que j’ambitionne servira à adoucir les péripéties de ce drame inexplicable qui a nom la vie, et qu’il faut bien jouer.
2 mai, 10 heures matin.
Depuis des jours et des semaines le soleil luit et le ciel est bleu. Paris s’est paré de couleurs radieuses. Tout brille et tout semble en fête. Et moi aussi je suis sortie des limbes où j’errais depuis mon retour de Cagliari. Mon âme est en progrès. Peu à peu, lentement encore, elle se détache de cette brume terrestre qui semblait devoir la noyer. Elle monte doucement mais sûrement vers les sphères de l’idéal qu’elle atteindra un jour.
Le même jour, minuit.
Je viens de rentrer ici, dans cette chambre où je vais dormir pour la dernière fois. C’est mon dernier soir de Paris. Ah ! ce Paris que j’ai commencé à aimer profondément, où j’ai tant souffert et tant espéré, Dieu seul sait si jamais je le reverrai, et si j’y reviens, quand cela sera et ce que j’y rapporterai, et ce que j’y retrouverai ! Toujours je sens peser sur moi le sceau du grand inconnu…
Marseille, 7 mai 1900.
Je suis arrivée ici et n’y ai point retrouvé l’atmosphère mauvaise et menaçante qui avait si douloureusement pesé sur mon âme, durant mon dernier séjour à Marseille, au retour de Cagliari.
… Ressenti à Mâcon, je crois, une sensation intense de jadis, des dernières années de la Villa Neuve, au printemps. Le train stationnait à l’entrée de la gare où régnait un grand silence. En face de moi, à droite de la voie, il y avait des bosquets de lilas à peine fleuris ; le rossignol égrenait son dernier chant de la nuit. Ce fut tout. Un éclair, un rêve fugitif, un rien, et cependant de telles sensations peuvent remuer un être jusqu’au fond du mystère latent qu’il porte en lui.
… Dans quelques jours, je serai à Bône ; j’y reverrai la tombe de celle qui, il y a trois longues années déjà, débarqua avec moi sur cette côte barbaresque. Toutes les choses d’Afrique me semblaient alors chimériques.
Puisse l’ombre que je pleure m’inspirer la force, la patience et l’énergie nécessaires pour venir à bout de la lourde tâche que la vie ancienne m’a léguée !
… En ces jours anniversaires d’avril 1898 et de mai 1899, mon souvenir attristé retourne aussi vers les deux tombeaux qui sont restés là-bas sur la terre d’exil, seuls vestiges durables des souffrances, des misères et des espérances de jadis, puisque la pauvre chère demeure[38] sera vendue dans peu de jours à des étrangers, à des indifférents profanateurs… Mon souvenir se reporte vers ces deux tombeaux que, sans doute, je ne reverrai jamais, et que les herbes folles ont dû envahir cette année avec le retour du printemps enivré de vie éternelle et d’indestructible fécondité…
[38] La Villa Neuve, à Meyrin, près Genève.
… Sous quel ciel et dans quelle terre reposerai-je, au jour fixé par mon destin ? Mystère… Et cependant je voudrais que ma dépouille fût mise dans la terre rouge de ce cimetière de la blanche Anèba, où Elle dort… ou bien, alors, n’importe où, dans le sable brûlé du désert, loin des banalités profanatrices de l’Occident envahisseur…
Préoccupations puérilement tristes, et bien enfantines, bien naïves, en face du grand charme de la mort !
Eloued, septembre 1900.
Je me souviens de mon départ de Marseille, en juillet. C’était le soir. Les rayons du jour baissaient sous les branchages épais des grands platanes du boulevard silencieux…
Debout à la fenêtre, sous la cage du canari bruyant, dont la chanson s’éteignait doucement à l’approche du soir, je regardais sans voir.
Tout était fini, emballé, ficelé. Il n’y avait plus que mon lit de camp, dressé pour la dernière nuit, dans le salon.
Je n’y croyais en somme pas trop à ce départ pour le Sud-Algérien… Tant de circonstances imprévues étaient déjà venues le retarder !… Tant de fois je m’étais déjà demandé, avec anxiété, si ce projet qui m’était devenu cher n’était point destiné à rester un simple rêve, à jamais irréalisable !…
Naguère encore je me posais cette question avec angoisse… Et voilà, maintenant que tout était prêt, que rien ne pouvait plus me retenir, voilà qu’une grande tristesse envahissait mon cœur, y descendait peu à peu, lentement, comme descendait le tiède crépuscule d’été.
Je n’étais pourtant qu’une étrangère de passage dans cette ville, dans cette maison de mon frère où, depuis des mois, je ne faisais que de brusques et fugitives apparitions, emportée aussitôt au loin par les hasards de ma vie errante…
Mon sommeil fut troublé, cette nuit-là, par d’étranges visions, vagues et menaçantes…
Au réveil, plus rien, c’était passé, et je me levai avec cette sorte d’entrain nerveux qui, chez moi, est particulier aux jours de grands départs…
Chose étrange… les derniers mois de ma vie en Europe, plus tourmentés et plus sombres, semblaient déjà s’être reculés pour moi dans un lointain vague… Les silhouettes aimées de là-bas se rapprochaient…
… Je m’embarque à bord de l’Eugène-Péreire, songeant à un voyage que je fis déjà l’an dernier sur ce navire… mais en des circonstances bien différentes. A l’angoisse d’alors, — je me débattais en pleines ténèbres — a succédé une grande paix mélancolique, un assoupissement de toutes les sensations douloureuses…
Sur le quai, au milieu du bruit et de la cohue, une seule silhouette attire mes regards : sous ses corrects vêtements noirs, mon frère, définitivement voué à la vie calme et sédentaire, est, une fois de plus, venu m’accompagner. Je pars pour l’inconnu. Il reste.
Et, séparés déjà par les bastingages, nous nous regardons, songeant à l’étrangeté de nos destinées, et aussi, hélas ! à l’inanité de tous les vouloirs humains, de tous les beaux rêves azurés que nous fîmes jadis ensemble sur la terre d’exil où nous ouvrîmes tous deux nos regards à la réalité amère de l’être…
Au dernier coup de cloche répond le sourd rauquement, guttural à la fois cet déchirant, de la sirène…
Le quai semble s’éloigner lentement. Puis un grand remous se fait dans l’eau glauque, et nous filons de plus en plus vite.
Bientôt, parmi l’encombrement du quai, la chère silhouette n’apparaît plus que comme un point noir, et s’efface bientôt, quand le navire a viré de bord, pour prendre, par la passe sud, la route d’Afrique. Une fois de plus je suis seule et je suis en route…
Accoudée au bastingage de la passerelle d’arrière, je contemple le décor magique de Marseille.
Au premier plan, le port de la Joliette, où semblent sommeiller les silhouettes puissantes des transatlantiques rouges et noirs, les innombrables pontons et les barques, parmi les navires des autres compagnies.
Les hautes maisons moroses et noires des quais, symétriques comme les casernes et de morne aspect.
Puis la ville, en amphithéâtre, coupée, vers le milieu, par la déchirure du port vieux et de la Cannebière.
D’abord Marseille m’apparaît en une gamme délicate de grisailles aux nuances variées : grisailles du ciel vaguement enfumé, grisailles bleuâtres des montagnes lointaines, gris roses des toits et jaunes des maisons, gris des rochers d’Endoume, gris crayeux, flamboyant, de la colline ardue de Notre-Dame-de-la-Garde, puis, tout en bas, grisailles lilacées et argentées des forts. Sur tous ces tons gris, les plantes coriaces et desséchées des rochers jettent des taches d’un brun verdâtre. Seuls, les platanes des avenues et la coupole dorée de la cathédrale se détachent, en touches vivantes et nettes, sur cette transparence grise… et tout en haut, comme planant au-dessus des fumées et des nuages, resplendit la Vierge d’or.
Peu à peu, nous tournons vers la gauche, et Marseille prend une teinte uniformément dorée, inouïe… Marseille, la cité des départs, des adieux et des nostalgies, est incomparable aujourd’hui, noyée en un océan de lumière, auréolée d’or en fusion.
Une heure plus tard, nous doublons les derniers rochers crayeux, d’un blanc livide, que battent éternellement les flots venant de la haute mer… puis c’est fini, tout s’effondre à l’horizon, tout disparaît.
Mais je reste accoudée sur la passerelle, à rêver, en une mélancolie résignée, à l’insondable mystère des lendemains ignorés et des aboutissements inconnus des choses sans durée réelle, qui environnent et régissent nos destinées encore plus éphémères, plus furtives.
Puis, comme certaines âmes ne s’attachent au sol que par l’exil, et que la nostalgie est, pour elles, l’aube d’un amour vivace pour les lieux quittés, d’un amour d’autant plus profond que moindre est l’espoir du retour, je sens que je commence à aimer cette ville, ses ports surtout, et que sa silhouette telle qu’elle m’est apparue aujourd’hui surgira toujours parmi des visions chères qui hantent mes rêveries d’errante et de solitaire.
… La brise est tombée, et un grand silence s’est fait sur la mer, tandis qu’à l’horizon occidental, tout là-bas, dans l’imprécis marin, s’accomplit le naufrage chimérique du soleil aux soirs d’été, en des vapeurs d’un gris violacé…
La mer est devenue violette, d’une teinte assombrie et sévère… Après quelques instants d’une lueur diffuse, comme imprécise et hésitante, la nuit tombe, très vite, profonde et douce.
Je descends, pour l’inévitable corvée de la table d’hôte. Toute une tablée correcte, sur les divans et les fauteuils tournants du salon à peine balancé. Pas une tête sympathique, pas un regard d’énergie, d’intelligence vraie ou de passion… La grise banalité d’un milieu de fonctionnaires et de mondaines, occupés à un papotage vide de sens… Je me sens seule et étrangère parmi ces gens qui ignorent tout de moi, et dont j’ignore tout et qui, évidemment, sentent et pensent autrement que moi. D’ailleurs mon fez musulman me retranche encore plus de leur société… ils me regardent tous comme une bête curieuse…
Dès que je le puis, je remonte sur le pont et je vais sur l’avant. La brise, qui s’est levée et qui fraîchit, a chassé tous les autres passagers ; je peux m’étendre sur un banc…
Toujours, en ces heures fraîches et silencieuses des nuits d’été sur mer, j’éprouve une singulière impression de bien-être et de calme. Je reste étendue sur le pont vaguement oscillant, à contempler les deux fanaux du navire et, tout en haut, l’écroulement infini des étoiles. Je me sens seule, libre, détachée de tout au monde et je suis heureuse.
Je m’endors paisiblement.
Vers deux heures et demie du matin, le roulis devient plus sensible et me réveille. Je me soulève et, vers ma droite, dans l’obscurité, je vois poindre des lumières : ce sont les phares des Baléares, et voici le feu tournant de Majorque… Nous passons au large des îles et la mer est agitée.
J’éprouve, à contempler ces feux, indicateurs de terres qui me seront probablement toujours inconnues, une singulière impression de mystère vague… Puis, très doucement, je me rendors.
Eloued, février 1901.
Après les premiers jours de fièvre et d’angoisse vague, sans cause, succédant aux nuits affreuses, aux nuits torturantes, sans sommeil, je commence à renaître à la vie, très vite[39].
[39] On sait qu’Isabelle Eberhardt, dans ses incursions sahariennes, fut blessée d’un coup de sabre à la tête et au bras par un fanatique, qui déclara plus tard, devant le conseil de guerre : « J’ai frappé sous une impulsion divine. »
Transportée sur un brancard à l’hôpital militaire d’Eloued, elle y resta près d’un mois. Très affaiblie tout d’abord par « l’énorme perte de sang qu’elle avait subie », elle ne tarda cependant pas à se rétablir.
Faible encore, je puis me lever et sortir, m’asseoir pendant quelques heures sous le portique bas qui longe l’hôpital vers le midi. Et là, au soleil déjà chaud, j’éprouve une bonne sensation de renouveau.
Elle est grise et triste pourtant, cette vaste cour de la kasbah où, avec toutes les constructions militaires, se trouve l’hôpital.
Jamais dans ce paysage de pierre et de sable rien ne reverdira. Tout y est immuable, et seule la lumière plus ardente et plus dorée du soleil nous dit que le printemps revient.
Plus de siroco, plus de nuages gris et lourds. L’air est pur et léger, la brise est presque tiède, déjà.
Je me suis accoutumée à cette vie monotone, dans ce cadre invariable, et aux figures qui, toujours les mêmes, vont et viennent autour de moi.
A l’aube, tout près, sous le portique de la caserne des tirailleurs, le réveil sonne, rauque d’abord, comme une voix endormie, puis clair et impérieux.
Aussitôt la grande porte grince et s’ouvre. Le va-et-vient commence.
Chez nous, ce sont les infirmiers en babouches arabes qui se lèvent.
Après un instant, on frappe à ma porte, seulement poussée ; le règlement, appendu là, au mur, interdit de s’enfermer pour la nuit. C’est Goutorbe, grand garçon blond et silencieux, qui apporte le quart de café, avec toujours la même question :
— Eh bien, Madame, ça va-t-il aujourd’hui ?
Je me lève bien péniblement encore, et contrairement aux conseils du bon docteur, qui crie beaucoup et qui tempête, mais qui finit toujours par me laisser faire.
Ma tête tourne un peu, mes jambes sont molles ; mais cette sorte d’ivresse est douce, et mon esprit semble se sublimer, devenir plus apte à recevoir les impressions joyeuses de ces heures de convalescence.
Ce matin, je suis allée m’accouder au mur d’enceinte et, par les créneaux, j’ai regardé Eloued…
Aucune parole ne saurait rendre l’amère tristesse de cette impression : il m’a semblé que je regardais un paysage quelconque, par exemple celui d’une ville inconnue, n’importe laquelle, vue du pont d’un navire pendant une courte escale. Le lien profond qui m’attachait à ce ksar, à ce Souf dont j’eusse voulu faire ma patrie, ce lien presque douloureux m’a semblé rompu pour jamais. Je ne suis plus qu’une étrangère ici…
Vraisemblablement je partirai avec le convoi du 25, et ce sera fini… fini peut-être pour toujours.
Et, pour fuir cette morne tristesse, je me suis éloignée de ce créneau, pour ne plus voir que le « quartier » et sa vie spéciale, toujours la même.
Nous avons ici, pour le moment, un tirailleur, grand kabyle maigre, au profil osseux, aux yeux caves et enflammés. Le docteur dit que cet Omar est fou. Les Arabes disent qu’il est devenu marabout.
Toute la journée, il erre dans la cour, la tête baissée, son chapelet à la main. Il ne parle à personne et ne répond pas aux questions.
Quand, au hasard de nos promenades, Omar me rencontre, sans un mot, il prend ma main et nous marchons ainsi, lentement, dans le sable lourd… De temps en temps le tirailleur me parle, quand nous sommes loin des importuns. Ses idées sont sans suite, mais il ne divague pas trop. Il est très doux et je me suis habituée à lui.
— Si Mahmoud, il faut prier ; il faut, quand tu seras parti, t’en aller dans une zaouïya et prier.
Marseille, 12 mai 1901.
Quitté Batna le lundi 6 mai, à 4 heures du matin.
Matinée calme, clair de lune, grand silence dans les rues. Descendu jusqu’à la porte de Sétif avec Slimane, Labbadi et Khelifa… Courte station sur un banc de l’avenue de la gare, avec Slimane. Retourné une dernière fois pour voir la chère silhouette rouge déjà presque indistincte dans l’ombre[40].
[40] Ces notes, retrouvées sur une feuille volante, portent en indication : « Notes à recopier dans le cahier commencé à l’hôpital d’Eloued. »
La campagne, de Batna jusqu’à El-Guerrah, est triste et pauvre… Au delà richesse inouïe de coloris et de teintes : coquelicots jetés en taches de sang dans le vert sombre des champs en herbe, glaïeuls rouges, anémones, bleuets, puis taches d’or des colzas… semblables à mon champ, là-bas, sur la route de Lambèse, au 4e kilomètre où je venais, les clairs matins d’avril, avec mon pauvre Souf fidèle… Où est Batna, la ville d’amertume et d’exil que je regrette aujourd’hui, parce que le pauvre ami au bon cœur aimant et fidèle y est resté ? où est Souf ? où est Khelifa ? où sont toutes ces pauvres choses rapportées d’Eloued, souvenirs pieux de notre maison de là-bas ?…
… Arrivée à Bône à 3 heures. Impression intense des jours de jadis chez Khoudja, dans l’étroite cour bleue où tant de fois aussi maman est venue s’asseoir.
Rappels de jadis pendant tout le séjour, sauf le dernier jour. Impression de rêve laissée par cette ville dont je n’ai rien revu, sauf cette demeure arabe et la silhouette du départ.
… Interrompu ces tristes notes par un brusque reflux de tout le désespoir que me cause la séparation d’avec Ouiha… Comment vivre sans lui, Dieu sait combien de temps, exilée, sans logis, moi qui avais pris l’habitude d’avoir un chez moi, si modeste qu’il fût !
Journées d’ennui et d’oppression à Bône, me débattant contre l’angoisse d’avoir laissé Slimane, et contre un sentiment persistant de l’irréalité de ce qui m’entourait. Départ en hâte fébrile sur le Berry, sous le nom de Pierre Mouchet. Passé à Bône les journées du 7, du 8 et du 9. Embarquée le 9 à 3 heures. Partie vers 6 heures. Regardé la silhouette jadis si familière, maintenant à jamais étrangère, et le quai, et les remparts, et l’Edough, et Saint-Augustin, et la verte colline sacrée aux sombres cyprès funéraires.
Ce dernier retour à Bône ressemblait à un rêve, tant il fut furtif et court, agité et tourmenté surtout.
… Premier instant, assise près du treuil, sous ma misérable défroque de matelot, sur mon baluchon ; tristesse profonde, déchirement de quitter la sainte terre d’Afrique, de m’éloigner d’Ouiha et d’être si pauvre, si seule et si abandonnée sur terre.
Songé aux décors de jadis, costumes de matelot arborés par goût, aux jours de prospérité…
Commencé à sommeiller sur une pensée apaisée déjà, par habitude de souffrir… « Eden-Purée » ont écrit des soldats sur la porte du bordj de Kef-Eddor… On peut trouver plaisir à blaguer sa misère. Violent orage, pluie, erré avec mon baluchon mouillé sur le pont, enfin, trouvé un refuge sous la passerelle d’avant avec les Napolitains et le vieux du Japon à la kachebia noire. Nuit assez bonne. Dormi jusqu’au vendredi, vers 4 heures du soir. La tempête commence. Restée couchée dans l’eau, près du vieux Napolitain hideusement malade. Accès de mal de mer. Transporté mes pénates derrière le treuil de l’ancre, sur un tas de cordages. Nuit épouvantable. Embarqué d’énormes paquets de mer par l’avant, giclant sur moi. Demi-délire toute la nuit, craintes sérieuses d’un malheur. La grande voix d’épouvante, la voix furieuse du vent et de la mer, a hurlé toute la nuit, terrible. Des raisonnements désespérément lucides de cette nuit, un frisson m’est resté :
C’est la voix de la Mort, et c’est elle qui rage contre la petite chose secouée et torturée, ballottée comme une plume sur l’immensité mauvaise.
Étonnante attention à faire des phrases, à chercher des mots, comme pour écrire, en ces heures d’angoisse et de souffrance physique : mal de mer, crampes à l’estomac et au côté, froid glacial, fatigue, mal des reins à force de me raidir sur les cordages mouillés et durs…
Arrivée par une après-midi claire. Débarqué au môle, monté sagement en tramway et, de la Magdeleine, à pied, avec mes baluchons, péniblement, essoufflée, à bout de forces.
Épouvante de ne pas trouver de nouvelles de Slimane. Eu, la nuit, brusque réveil tellement angoissé que j’ai failli réveiller Augustin[41]. Matinée sans un seul instant de repos jusqu’à l’arrivée de la dépêche d’Ouiha : il vit et ne m’oublie pas. Cela me rend courage pour subir cette nouvelle épreuve, la plus cruelle de toutes : la séparation.
[41] Augustin de Moërder, frère d’Isabelle Eberhardt.
Ici, je suis heureuse — non pas pour moi — de trouver sinon l’aisance large, au moins la sécurité d’un certain bien-être.
… Les impressions de mon séjour en novembre 1899 sont revenues vivaces. Tout à l’heure j’entendais sonner les lourdes cloches à renversement de Marseille : souvenir des journées ensoleillées où nous arrivions, Popowa et moi, dans cette ville que j’aime d’un drôle d’amour, et que je n’aime pas à habiter… Course au château d’If, course à Saint-Victor, un matin de noces… Claires journées d’automne provençales, si lointaines déjà !
Mais qui me rendra mon « bled » éternellement ensoleillé, et nos blanches zaouïyas, et les calmes maisons voûtées, et les horizons infinis des sables, et « Rouïha kahla », et les bons domestiques fidèles, et Souf, mon humble et fidèle compagnon, et Belissa la malicieuse, et mes lapins, mes poules, mes pigeons et tout l’humble trantran de notre paisible existence de là-bas ? Qui rendra au pauvre exilé son toit et à l’orphelin sa famille ?