← Retour

Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

16px
100%

M’sila.

Midi. — Les murs en toub grisâtre coupent de leurs lignes droites, monotones, le ciel d’une pâleur incandescente.

Dans les ruelles pulvérulentes, près des murs lépreux, lézardés, sans âge, dans l’ombre courte et bleue, des hommes en burnous terreux dorment pêle-mêle avec les chèvres noires. Seules, les mouches pullulent sur les immondices desséchées, sur les visages en sueur, sur les loques fauves.

Tout dort et tout halète dans l’écrasante chaleur. Dans son lit de pierres blanches, l’oued coule avec un tout petit murmure clair et, au loin, les jardins de Boudjemline, d’un vert ardent, s’étalent voluptueusement.

Sur le pont en fer, le hideux pont gris, un vieux mendiant aveugle, accroupi, secoue lentement son bendir sonore et, dans l’immense sommeil alentour, ces coups sourds ponctuent la lamentation du vieux, pour qui il n’est plus d’heures : « Au nom de Sidi Abdelkader Djilani, maître de Bagdad et seigneur des hauts lieux, faites l’aumône, ô musulmans ! »

A l’infini, l’aveugle répète sa litanie que personne n’entend, à laquelle personne ne répond…

Dans un renfoncement de murailles frustes, sur une natte, deux hommes étendus semblent conférer mystérieusement…

Sans doute quelque grave question, la politique compliquée du Sud, ou même, il se pourrait, un complot… Mais non. Tout simplement l’un d’eux, mince taleb à barbe noire, encapuchonné de blanc, explique à son compagnon l’origine du rêve.

« L’âme, dit-il, est ce qui anime le corps. Le créateur l’enlève parfois, soit momentanément, comme dans le sommeil, soit, définitivement, comme dans la mort. L’âme est une substance lumineuse qui exhale des rayons dès qu’elle est délivrée des entraves de la chair. Alors, suivant que ces rayons tombent dans le monde visible, sur la terre, ou qu’ils se dirigent dans l’au-delà, le dormeur voit les villes, les pays, les arbres, les fleurs, les hommes, les prophètes et les armées qui peuplent la terre… Dans l’au-delà, il perçoit quelquefois des parcelles de l’inconnu d’après la mort… Puis les rayons s’éteignent et l’âme rentre dans son obscure prison charnelle… »

Et, dans l’accablement de M’Sila endormie, les deux sophistes continuent d’égrener tout doucement, avec leurs airs de mystère, leurs dogmes de jadis, au milieu de l’immuable décor de terre et de soleil…

Après le coucher du soleil. — Dans une salle caduque en vieille toub usée, enfumée, sous les solives noires du toit, cinq troncs d’arbres à peine équarris à la hache, portant encore les robustes nervures des maigres arbres du sud, se groupent en une famille étrange. Une pauvre lampe fumeuse éclaire trois hommes encapuchonnés qui tapent des « benadir » craquelés et se balancent en cadence, en psalmodiant lentement les litanies du grand saint de Bagdad, Sidi Abdelkader… Et la lueur rouge de la lampe promène doucement leurs ombres déformées sur les murs bruts où courent parfois de petits scorpions jaunes furtifs ou des tarentes grises.

Tout autour, sur des nattes, les corps drapés s’entassent, se contournent en des poses indolentes ; des profils d’aigle se tendent vers les chanteurs ; de longs yeux d’ombre noire ou d’or roux se ferment à demi…

Deux délicieuses petites filles bronzées, vêtues d’éclatantes robes vertes, avec des agrafes d’argent et des foulards de soie rouge brodés d’or sur leurs cheveux, noirs, écoutent, attentives, sérieuses, debout au milieu du café maure, Tebberr et Oum-Henni, Poudre-d’Or et Mère-de-la-Paix, les deux petites du cafetier.

… Dans une ruelle ombreuse, une porte s’ouvre sur une cour vaguement éclairée. Accroupies le long du mur, en robes claires, parées comme des idoles, ruisselantes de pièces d’or, elles gardent de longues immobilités de statues, l’œil vague dans la fumée des cigarettes… Parfois un burnous passe, se faufile, disparaît dans la cour, burnous blanc de M’sili, burnous bleu de deïra… Alors l’une des idoles se lève avec un grand cliquetis de bijoux, et suit le visiteur dans l’ombre chaude des cellules pauvres.

Et M’Sila s’endort ainsi, maraboutique et prostituée, assoupie et ardente, dans la lourde chaleur de la nuit. Les « benadir », les vieilles cantilènes religieuses et les sonnailles des bracelets des Ouled-Naïl la bercent doucement.


M’sila est charmante comme un ksar saharien.

L’oued qui porte son nom la coupe en deux, coulant au fond d’un ravin large et profond, sur des galets. Un pont en fer relie les deux M’sila.

Nous sommes dans la nouvelle, de construction récente, où les rues sont larges, où il n’y a pas de coins d’ombre et de mystère, et où tout — même la commodité — est sacrifié au goût du Roumi pour les lignes droites.

Sur l’autre rive, c’est la vieille ville, entassée, chaotique, avec toutes ses maisons en toub noirâtre et ses rues sans nom, sans alignement et sans pavés, délicieuses d’imprévu et toutes semblables pourtant.

Toute la journée le siroco souffle ; le vent brûlant, dévorant, ne nous a plus quittés depuis la géhenne embrasée des Portes-de-Fer. Les lointains sont enflammés et déformés, et la poussière s’élève en tourbillons gris qui s’enfuient sur les routes. Les mouches bourdonnent furieusement et piquent, excitées par la chaleur.

Seule, la mosquée, située sur le bord de l’oued, et dont les fenêtres s’ouvrent sur l’eau, garde encore un peu de fraîcheur, et c’est là que nous nous réfugions pour toute la journée.

… Vers le soir, le vent change brusquement de direction et, pendant que Si Abou Bekr s’en va quérir des montures et faire quelques visites, je vais m’asseoir seule sur la berge élevée de l’oued.

Le ciel est presque tout à fait pur maintenant, et l’air s’est rafraîchi. Le soleil se couche dans une brume légère, vaguement jaunâtre encore, au-dessus de la grande plaine nue qui est l’entrée occidentale du Hodna.

En face de moi, se profilant en brun chaud sur le lilas translucide de l’horizon, se dresse la vieille M’sila, environnée de jardins très verts et très épais, tandis que derrière moi les maisons de la nouvelle ville se détachent, presque en or, sur les teintes rose doré du couchant.

Des femmes descendent dans le lit de l’oued, drapées d’étoffes bleues ou rouges, portant des peaux de bouc ou de lourdes amphores en terre poreuse… Marchant pieds nus dans le gravier et le sable, elles ont des glissements d’apparitions et ajoutent une note spéciale à ce paysage d’un charme paisible, doucement mélancolique.

Là encore, à la griserie très réelle du lieu et de l’heure, vient s’ajouter, pour moi, celle du souvenir, des évocations d’ailleurs, de ces régions dont celles que je traverse maintenant semblent n’être que le pâle reflet. Les M’silla n’ont point la grâce étrange et l’attrait mystérieux des jeunes filles qui s’en vont à la brune chercher l’eau fraîche des puits, dans les jardins enchantés du Souf…

Ah ! si les crépuscules d’été en Afrique duraient indéfiniment, et si la despotique sottise des hommes épris de banalité ne venait pas troubler les rêves du poète !

Mais les chevaux sont là, devant la mosquée, et il faut partir. On me donne une belle jument blanche, sellée de filali rouge, et nous descendons dans le lit de l’oued. Il y a là des petits garçons nus et bronzés qui baignent des étalons, et leurs bêtes ardentes dilatent leurs naseaux et se cabrent, saluant d’un hennissement sonore ma jument qui frémit.

En face, dans le vert velouté des jardins où se dressent quelques têtes échevelées de dattiers, des koubba sont tapies, petites et de formes étranges, bâties en toub.

L’une d’elles ressemble à une pagode chinoise, avec ses toits superposés et sa pointe bizarre, et j’aime à y voir les vestiges d’un art autochtone, antérieur à l’Islam, très sauvage et très étrangement troublant.

Un taleb, monté sur une mule sage qui porte nos bagages, nous accompagne. Nous sortons de l’oued et nous jetons un dernier regard à M’sila ayant d’entrer dans la grande plaine.

Chargement de la publicité...