Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Visions de Figuig
Sourires aimables sur des visages reposés, gestes lents et graves sous les voiles blancs. Silence et recueillement dans des cours vastes où les hommes glissent sans bruit, comme des apparitions. Murmures de prières, attitudes d’extase… Immobilité des choses à travers les siècles…
A première vue, on ne discerne rien d’autre dans les vieilles zaouïyas de l’Ouest, seules inexpugnables dans la tourmente qui gronde alentour et parmi les ruines d’un monde qui croule.
Et pourtant, derrière cette façade d’indifférence hautaine, dans cet éloignement des choses du siècle, il y a autre chose : des intrigues mystérieuses qui, au Maroc, finissent souvent dans le sang, des haines séculaires, des dévouements absolus à côté de savantes trahisons, des passions d’une violence terrible qui sommeillent dans les cœurs, des ferments de guerre et de massacre.
Mais, pour distinguer toutes ces choses cachées, il faut se faire admettre dans les zaouïyas, y vivre, y acquérir quelque confiance, car au dehors tout est blanc et apaisé…
Dans l’ancienne zaouïya de Bou-Amama, à Hamman-Foukani, après une journée chaude, traversée de souffles d’orage, un soir pesant et calme, avec une oppression particulière dans le silence.
Le soleil se couche sans les irisations limpides accoutumées, sans délicatesses de tons, en un incendie violent, passant sans transition du rouge sanglant de l’horizon au vert sulfureux du zénith où flottent quelques nuées d’un rose de chair.
La palmeraie voisine s’abîme en une ombre hâtive d’un bleu profond, presque noir déjà, pendant que, sur les cimes échevelées des dattiers, seules quelques flammes d’or rouge courent encore.
Au delà des murailles basses de la cour, c’est la grande plaine qui s’étend derrière Figuig jusqu’au Djebel-Grouz abrupt. Sablonneuse, à peine ondulée, elle brûle d’un feu terne, comme un immense brasier couvert de cendres mal éteintes.
Vers la droite, en contrebas, au milieu d’une vallée pierreuse, aride, se dresse la koubba de Sidi-Abdelkader-Mohammed, patron de Figuig. Sa grande coupole blanche prend des teintes de cuivre surchauffé, des reflets de métal en fusion coulent sur ses murs.
En face des ksour, très loin, sous les dentelures flamboyantes des montagnes, une ligne noire à peine distincte : les palmiers d’El-Ardja.
Plus près, voici le Dar-el-Beïda[20], la caserne du Makhzen chérifien, qui brasille toute seule dans la plaine déjà pâlissante.
[20] Dar-el-Beïda, la maison blanche.
Vers la gauche, à l’Ouest, la muraille robuste du Grouz assombri et la silhouette oblique du Djebel-Mélias en feu. Un grand décor où se jouent des féeries de lumière.
La nuit va tomber.
L’eddhen du mogh’reb[21] monte en notes lentes des hauts minarets blancs d’Elmaïz et d’Oudarhir. Rapides, de grandes ombres bleues sortent des excavations du sol vers les sommets qui s’éteignent peu à peu, noyés en des transparences marines.
[21] Eddhen, appel pour la prière. Mogh’reb, le coucher du soleil.
Alors, contournant furtivement les murailles d’Oudarhir, surgissent, inattendus et inquiétants, une dizaine d’hommes hâves, décharnés, vêtus de guenilles sans nom. Ils sont armés de fusils Mauser et poussent devant eux quelques moutons maigres… Près de moi, un des serviteurs de la zaouïya, grave, au regard de caresse, et d’obscurité, achève de prier.
— Si Mohammed, lui dis-je, quels sont ces gens ?
— Oh rien, des bergers de Mélias seulement.
— Mais ils portent le turban voilé des Beni-Guil.
— Non. Ce sont des Arabes à nous. Ils s’habillent comme les Beni-Guil, parce qu’ils sont restés longtemps au chott Tigri.
Mais Si Mohammed me quitte brusquement et disparaît au tournant d’un corridor. Tandis que s’épaissit l’obscurité, ces bergers, qui ressemblent à des pillards, entrent dans les rues couvertes de Hammam-Foukani. Après un instant, j’entends des bêlements dans une arrière-cour de la zaouïya.
Si Mohammed, qui revient, traînant ses savates de cuir jaune, explique : — Ces pauvres gens, éprouvés par la guerre, viennent ici pour vendre leurs moutons et implorer la bénédiction du cheikh et de ses ancêtres, — que Dieu leur accorde ses grâces ! — ils n’ont point d’autre refuge que cette maison…
Une salle longue, aux murs nus, au sol couvert d’épais tapis de haute laine, avec, épars, de longs coussins de soie jaune et verte brochée de fleurs d’or.
Dans un haut chandelier de bronze, une bougie unique éclaire la pièce. Sur les tapis, la lumière discrète coule en ondes pourpres, en ondes vertes, glisse des reflets violets, mordorés, selon les colorations franches et chaudes des laines.
Dans un coin, un éclair mauve s’allume sur le flanc bombé d’une bouilloire marocaine en cuivre rouée, sur un haut trépied. A terre, un petit plateau luit comme une lune pâle. Des eaux adamantines ruissellent d’une cruche en cristal blanc, à côté des pierreries multicolores des petits verres à thé…
Si Mohammed ben Menouar, cousin et beau-frère de Bou-Amama, maître actuel de la zaouïya, est à demi couché sur le tapis. Son corps robuste et souple est drapé d’un burnous de drap grenat, et un haïk en fine laine encadre son visage brun et maigre, de type ksourien prononcé, avec une barbe noire où quelques fils blancs commencent, à se mêler.
… Masque d’intelligence, de ruse et de finesse, au regard tour à tour affable, presque caressant, ou tout à coup dur, au sourire sans douceur, souvent ironique. Gestes plutôt nombreux et vifs, sans l’ampleur grave et la retenue imposante des autres marabouts du Sud.
Si Ahmed aime à plaisanter et à rire. Quand il est avec des Européens, il tâche d’imiter leur ton léger et persifleur. Si Ahmed manifeste des sentiments favorables aux Français et atteste son dévouement…
A cette heure, chez lui, il semble préoccupé. Il me parle longuement de la palmeraie de Mélias et des gens de Foukani sans que je l’interroge. Il y met même une insistance qu’il n’a pas d’ordinaire, lui qui glisse si aisément sur le sujet qu’il ne lui plaît pas de traiter.
En face de nous, Ben Cheikh, le gardien de Sidi Slimane, avec qui je suis venue.
D’aspect chétif et franchement ascétique celui-là, avec une extraordinaire intensité de vie dans ses yeux fuyants.
Il parle librement devant celui qui remplace le maître exilé. Lui aussi a son importance, car il est le serviteur le plus dévoué de Bou-Amama à Beni-Ounif.
Il me raconte que des fidèles sont partis le matin pour aller en pèlerinage chez le marabout, là-bas, à sa zaouïya nomade qui se trouve actuellement au pied du Djebel-Teldj[22], à cinq ou six jours de marche au nord-ouest de Figuig. Avec un profond soupir, Ben Cheikh déplore la destinée qui le retient, lui qui voudrait tant revoir le maître. Puis, pour la centième fois peut-être depuis que je le connais, il me dit avec son sourire engageant :
[22] Djebel-Teldj, la montagne de neige.
« Si Mahmoud, tu devrais aller voir Sidi Bou-Amama. Avec moi et la protection de Si Ahmed, tu n’as rien à redouter. Tu iras à sa zaouïya, comme tu viens ici. Quant à Sidi Bou-Amama, il te recevra à bras ouverts, comme son propre fils… Tu devrais faire cela, Si Mahmoud. Après, à ton retour, tu pourrais dire aux Français : « J’ai vu Bou-Amama, et il ne m’a fait aucun mal. Il m’a bien reçu, comme il reçoit tous les musulmans algériens. Il n’est pas l’ennemi de la France, et entre lui et elle il n’y a qu’un malentendu… »
J’écoute et je réponds évasivement :
— In châh Allah — que Dieu veuille — j’irai !
Et j’irai peut-être un jour…
Le silence retombe. Vaguement Si Ahmed sourit. Ben Cheikh semble plongé en ses regrets de serviteur fanatique. La lumière vacille et promène de grandes ombres difformes sur les murs blancs.
… Je regarde ces deux hommes dont la surface polie et avenante cache des abîmes, ces hommes à l’âme fermée, à la volonté opiniâtrement tendue vers un seul but : servir Bou-Amama.
Et je les préfère ainsi, redevenus eux-mêmes, graves et silencieux, plus en harmonie avec le calme de l’heure et du lieu…
La porte est ouverte sur la large galerie couverte qui entoure le premier étage. En face, un lourd piller carré en toub se détache des ténèbres, sous le reflet rougeâtre de la bougie. Une forme blanche est accroupie à terre. Sous cette masse immobile de voiles lourds, on ne distingue pas le visage du serviteur noir. Dans la cour, on parle à voix basse. Des pieds nus d’esclaves passent avec des frôlements légers. Une lourde oppression pèse sur l’oasis endormie et sur cette maison.
L’heure s’avance, dans la nuit sans fraîcheur.
Si Ahmed se retire dans ses appartements, oubliant comme par hasard, à côté de moi, son revolver à fourreau de velours vert.
Ben Cheikh s’enroule dans son vieux burnous et je m’étends près de la porte restée ouverte.
Des choses vagues d’abord, des visions entrevues ici, flottent dans mon esprit. Puis cela se précise : ces bergers armés de fusils, qui sont venus si furtivement, à la tombée de la nuit, qui sont-ils ? Pourtant, ici, il n’y a rien à craindre… On y peut dormir dans une sécurité parfaite.
Mais le sommeil ne vient pas.
Il fait chaud, et des effluves de fièvre traînent dans l’air. Je me lève et, sans bruit, je descends. Dans le patio obscur, des hommes dorment. Je trouve une autre porte entrouverte.
Là, dans la lueur incertaine des étoiles, les bergers de Mélias sont couchés, le fusil sous la tête, la cartouchière serrée sur leur ventre creux par-dessus la djellaba en loques.
Au repos, des visages décharnés, des marques de souffrance et de dureté, des joues creuses, des yeux caves clos par la fatigue.
Dans un coin, un amas blanchâtre, moelleux, qui ondule parfois : les moutons !
Je rentre et je me couche, en haut, sous la galerie. Au bout d’un instant, deux serviteurs qui dormaient en bas s’éveillent. Ils parlent à mi-voix :
— Est-ce que les Beni-Guil s’en iront demain matin ?
— Sidi a dit qu’ils partiraient à l’aube.
Puis ils continuent en idiome berbère et je ne comprends que vaguement. Ils parlent du pacha d’Oudarhir et de Sidi Bou-Amama.
Ceux que j’ai pris pour des bergers sont bien réellement des Beni-Guil dissidents, débris d’un djich quelconque dissous par la mort et par la faim, et qui arrivent peut-être de très loin, avec ces moutons acquis Dieu sait comment.
Ils viennent apporter des nouvelles de l’Ouest, peut-être du Djebel-Teldj, et se ravitailler.
… Mais le sommeil finit par me gagner, très calme et très doux, à cette heure plus fraîche de la minuit.
A l’aube mauve, dans la joie du réveil, la cour de la zaouïya est vide : les Beni-Guil se sont dissipés avec les dernières ombres.