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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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VI

Vint le moment où je dus aller au catéchisme; ce fut mon premier contact avec la société. La société, pour la circonstance, était représentée par un vieux curé à la mine rose et aux cheveux blancs, et par cinq gamins à peu près aussi sauvages que moi. Le seul Jules Vassenat, fils du buraliste-aubergiste, semblait moins emprunté—qui allait apprendre à lire à l'école de Noyant, le gros bourg voisin.

Le catéchisme des garçons se faisait à huit heures du matin. Comme il y avait une bonne lieue du Garibier à l'église, il me fallait partir aux mois d'hiver avant qu'il fasse jour. Par les temps de gel je m'en tirais bien, sauf qu'il m'arrivait souvent de buter dans les chemins cahoteux et même de m'étaler… Mais par les temps humides la boue, pénétrant dans mes sabots, crottait mes «chausses» de laine, ce qui me rendait très mal à l'aise pendant la séance. Sans compter que le curé se fâchait de me voir si patouillé… D'un caractère très emportant il s'emballait à fond quand nous n'étions pas sages, quand nous répondions de travers à ses questions.

—Sac à papier! jurait-il. Voleur de grain!

Et de nous donner sur la tête de grands coups du plat de son livre…

Mais ses colères ne duraient pas; il en arrivait vite à nous dire des goguenettes, ou anecdotes drôlatiques, et à rire avec nous. Il avait même des attentions délicates comme de nous partager la brioche qu'il avait eue en cadeau à l'occasion d'un mariage, de nous distribuer des dragées au lendemain d'un baptême et de nous gratifier d'une orange chacun le 31 décembre, en nous recommandant de ne pas aller l'embêter le lendemain pour la «bonne année». Au demeurant un excellent homme, familier avec tout le monde, jovial et sans malice—ayant son franc-parler même avec les riches… Nullement un lèche-pieds, comme j'en ai tant vu depuis…


Je ne pouvais guère rentrer du catéchisme avant dix heures, mais il était souvent plus tard,—en raison de mes parties avec un camarade, Jean Boulois, du Parizet, qui s'en venait un bout de chemin avec moi.

Nous passions non loin du village sur la chaussée d'un grand étang, juste à côté du moulin, et nous arrêtions à chaque fois pour voir tourner la roue motrice, et ouïr le grincement des meules, le tic-tac du mécanisme. Nous trouvions amusant aussi de voir partir les garçons avec leurs gros chevaux portant à dos la farine des clients; ils ramenaient de même le grain à moudre. Nulle carriole encore en raison de l'absence de routes.

L'ingénieux Boulois avait toujours à me proposer des distractions nouvelles. Il m'entraîna le long d'un ruisseau où croissaient des arbustes dont les fruits, semblables à des grains de corail, nous servirent à faire des colliers. Il m'apprit à faire des pétards de sureau et des merlassières pour prendre les oiseaux en temps de neige. Nous cherchâmes des prunelles qui sont mangeables une fois gelées. Ainsi, nos trajets de retour duraient longtemps; je finis par ne plus arriver qu'à onze heures au lieu de dix; et j'affirmais à maman que le curé nous gardait de plus en plus tard.

—Allons, mange vite la soupe, faisait-elle; tes cochons s'impatientent à l'étable; il y a deux heures qu'ils devraient être aux champs!

Je repartais alors dans la Breure ou dans quelque jachère pour une bien longue séance de garde; la solitude me pesait plus qu'avant.

Mais n'eus-je pas l'imprudence de ne rentrer qu'à midi certain jour? Cela mit tout le monde en éveil. Le dimanche suivant ma mère s'en fut trouver le curé qui lui dit que nous étions toujours libres à neuf heures. Elle me tança d'importance, et je dus m'attendre dorénavant à être saboulé si je rentrais passé dix heures et quart!


Après la deuxième année de catéchisme, en mai 1835, le bon curé blanc me fit faire la communion. Étant «camarade» avec mon ami Boulois, je fus après la messe avec mon père, ma mère et mon parrain, déjeuner au Parizet. La maison était bonne et le repas copieux: il y avait une soupe au jambon, du lapin, du poulet, de la miche de froment toute fraîche, et de la galette et de la brioche; il y avait du vin—j'en bus bien un verre entier—et du café, que je ne connaissais pas encore. J'abusai un peu de toutes ces bonnes choses… Durant les vêpres, je me sentis l'estomac lourd et, rentré chez nous, je souffris bien le soir et la nuit… J'ai pu me convaincre souvent depuis que tout plaisir se paie—d'une rançon parfois très amère.

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