La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
LI
Cela nous parut drôle, à Victoire et à moi, de nous retrouver dans une maison si étroite—et si peu de monde! Marguerite, la petite de la pauvre Clémentine, était restée avec ses oncles. Mais nous avions gardé son frère Francis, qui commençait à aller en classe,—et aussi la Marinette que je craignais de voir malheureuse ailleurs.
J'avais plus de loisirs et moins d'inquiétudes qu'à Clermoux, mais il est souvent bien ennuyeux de se trouver seul pour tout faire. Je dus me remettre à toutes les grosses besognes dont les garçons me déchargeaient quand nous étions ensemble.
Et j'eus souvent des heures lourdes de découragement et d'ennui. La bourgeoise aussi, d'ailleurs, toujours pareillement faiblarde et geignante.
Cependant notre petit Francis, en dehors des heures de classe, nous tenait bien compagnie. Son activité d'enfant, expansive et bruyante, animait notre triste intérieur de vieux…
Bon petit, au surplus: vif, remuant, éveillé, mais point coléreux, ni têtu, ni désagréable. On le gâtait: pour lui la «soupe au chocolat», les grandes tartines de beurre, les fruits—et toutes les indulgences.
Souvent, Francis me demandait des histoires; il se rappelait m'en avoir entendu raconter à sa sœur et à son cousin, et il voulait les connaître aussi.
Il s'agissait de ces vieux contes qu'on se transmet dans les fermes de génération en génération: la Montagne verte, le Chien blanc, le Petit Poucet, le Sac d'or du Diable, et aussi la Bête à sept têtes. Je me faisais un peu prier par taquinerie, puis j'y allais de bonne grâce:
«Il était une fois une grosse Bête à sept têtes qui voulait manger la fille du Roi. Le Roi fit dire par tout son royaume qu'il donnerait sa fille à qui tuerait la Bête,—mais personne n'osait tenter l'aventure. Survint un jeune campagnard tout plein courageux qui, se portant résolument dans la forêt, au devant de la Bête à sept têtes, réussit à la tuer. Il met dans sa poche les sept langues du monstre et s'en retourne chez lui pour prendre des nouvelles de sa mère qu'il avait laissée très malade.
Cependant, un méchant bûcheron avait assisté de loin au meurtre de la Bête. Voyant que le bon jeune homme ne se rend pas tout de suite au palais, il s'en vient couper les sept têtes qu'il porte au Roi, se donnant comme le triomphateur. Le Roi lui fait rendre de grands honneurs et enjoint à sa fille de fixer la date du mariage. Mais celle-ci, qui n'a pas confiance au méchant bûcheron, ajourne tant qu'elle peut la cérémonie. Une dernière mise en demeure de son père la contraint pourtant, la mort dans l'âme.
«Au jour choisi, comme se formait le cortège, le bon jeune homme revint de son village. Il fut étonné, pénétrant dans la capitale, de voir s'élever partout des arcs de verdure, sans parler des guirlandes, drapeaux et banderoles. Un enfant, qu'il questionna, lui apprit que la ville était pavoisée en raison du mariage de la fille du Roi avec le meurtrier de la Bête à sept têtes. Vite il court jusqu'au palais, se présente au souverain près de qui se tenaient les fiancés, et dit en désignant le bûcheron:
«—Celui-ci est un menteur, c'est moi qui ai tué la Bête.
«L'homme des bois le prit de haut, rappelant qu'il avait apporté les sept têtes,—et le Roi menaça de faire pendre le bon jeune homme.
«Mais, lui, sans s'émouvoir:
«—Il a pu, Sire, vous apporter les têtes, mais non pas les langues, car les langues, les voici…
«Déficelant un paquet qu'il portait à la main il en tire une espèce de bocal où, dans l'alcool, mijotaient les sept langues. Et le Roi d'envoyer quérir les têtes, de se convaincre que les langues manquaient en effet, et que celles du bocal s'y adaptaient bien. Alors il fit pendre le méchant bûcheron et donna sa fille au bon jeune homme.»
Francis était tout oreilles; après celui-là il en voulait un autre,—jusqu'à épuisement de mon répertoire. Les monstres, les diables, les fées défilaient à la douzaine, et aussi les princes et les princesses de rêve,—les princesses aux robes couleur d'argent, couleur d'or, et couleur d'azur, anciennes chambrières ou gardeuses de dindons! Il y avait des bergers à qui la fée, leur marraine, donnait le pouvoir d'abattre en une nuit toute une grande forêt et, le lendemain, d'édifier un palais mirifique—grâce à quoi ils devenaient aussi des seigneurs de haute puissance, des rois ou des princes.
A la fin, le petit ne manquait pas de me demander plein d'explications que je trouvais plutôt embarrassantes. Il avait l'air de croire à ces bêtises; il voulait savoir le «pourquoi» et le «comment» de chaque épisode. J'aimais autant qu'il prît goût aux devinettes.
—Voyons, petit, qu'est-ce qu'on jette blanc et qui retombe jaune?
Il réfléchissait:
—Peux pas trouver, grand-père…
—C'est un œuf, gros bête!
—Ah! oui… Autre chose, je t'en prie…
—Je veux bien… Lattotétrouya, qu'est-ce que ça veut dire?
Silence embarrassé; j'étais obligé de lui expliquer en décomposant:
—Latte ôtée, trou il y a… Ote une des lattes de l'entrousse, ça fera bien un trou… Qu'est-ce qui marche sans faire ombre?
De celle-là, il se souvenait:
—Le son des cloches, grand-père.
—Qu'est-ce qui fait chaque matin le tour de la maison et va ensuite se cacher dans un petit coin?
—C'est le balai.
—Qu'est-ce qui a un œil au bout de la queue?
—La poêle à frire.
—Qu'est-ce qui ne veut ni boire, ni laisser boire?
—La ronce.
—Dans un grand champ noir sont de petites vaches rouges…
Il ne me laissait pas achever:
—Le four quand on le chauffe; les braises sont les petites vaches rouges.
—Il y en a quatre qui regardent le ciel, quatre qui abattent la rosée, quatre qui portent à déjeuner; et tout ça ne fait qu'une. C'est quoi?
Nouveau silence.
—Je ne sais pas, grand-père.
—C'est une vache,—non pas une de celles du four, une vache pour de vrai:—ses cornes et ses oreilles regardent le ciel; ses quatre pieds abattent la rosée; ses quatre mamelles, qui sont pleines de lait, portent à déjeuner… Voilà…
—Autre chose, grand-père.
—Grainsmouti? Habiscouti?—Grainsmoudra! Habiscoudra!
—Comprends pas…
—C'est pourtant facile. Il s'agit d'un tailleur et d'un meunier qui se sont donné mutuellement de la besogne. Le tailleur demande au meunier si son grain se moud: «Grain se moud-il?» Le meunier riposte en lui demandant si son habit se coud: «Habit se coud-il?» Et ils s'empressent de répondre, l'un que le grain se moudra, l'autre que l'habit se coudra.
Quand Francis en vint à s'escrimer sur des problèmes, je l'intriguai beaucoup en lui demandant le nombre des moutons de la bergère.
—Trouve-moi, petit, la solution de celui-ci: Un Monsieur passant à côté d'une bergère lui demande combien elle a de moutons. Elle répond: «Si j'en avais autant, plus la moitié d'autant, plus le quart d'autant, plus un, cela m'en ferait cent.» Combien en avait-elle?
Il chercha longtemps, mais en vain; je fus obligé de lui dire le nombre des moutons:—trente-six.
Quand je voulais le faire bien rire, je lui racontais les tours du père Bergeon. Ce père Bergeon, défunt depuis pas mal de lustres, avait laissé une solide réputation de farceur et de menteur. Et l'on citait encore ses hâbleries de choix.
—Allons, Francis, ouvre tes oreille…
«Une fois, Bergeon avait perdu sa truie. Trois jours entiers il battit le canton sans parvenir à retrouver la fugitive. Mais voilà que, rentré chez lui, il crut percevoir des grognements du côté du jardin. Rien ne se montrait cependant. Enfin, parcourant un carré de haricots où rampait un plant de citrouille, il découvrit sa bête à l'intérieur d'un énorme giraumon avec une nichée de huit petits cochons roses et blancs,—et il y avait encore de la place de reste!
«Un matin d'août, circulant dans son champ de pommes de terre, il avait été très intrigué de voir le sol se soulever par endroits. Il crut d'abord aux évolutions d'une bande de taupes. Mais point! Ces soulèvements de terrain étaient simplement le fait des tubercules en passe de grossir avec une rapidité phénoménale!
«Plus extraordinaires encore les incidents de chasse.
«Un jour d'hiver, ayant tiré des étourneaux sur un alisier, Bergeon en avait tué tant et tant qu'il les rapportait à pleins sacs et qu'il en tombait encore de l'arbre au bout d'une semaine!
«Une autre fois, passant sur le bord d'un étang, il aperçut des canards sauvages qui s'ébattaient tranquillement à la surface de l'eau calme. Il eut l'idée—n'ayant pas son fusil—de leur lancer un bouchon attaché à une longue ficelle, dont il retint l'autre extrémité. Les canards sont voraces et digèrent vite:—l'un se précipite sur le bouchon qu'il avale, et relâche par derrière cinq minutes après; un autre aussitôt l'engloutit à son tour et ainsi, de bec en bec, le bouchon passa par le corps de vingt-quatre canards qui, à cause de la ficelle, se trouvent empalés. Le malin n'eut qu'à les tirer hors de l'eau et à les emporter.»
Cependant Francis finit par connaître aussi bien que moi toutes ces balivernes, et je ne fus plus à même de l'intéresser. Lui, alors, se mit à me parler de ses choses d'école, des rois et des reines, de Jeanne d'Arc, de Bayard, de Richelieu, de Robespierre, de croisades, de guerres et de massacres. Il égrenait comme un chapelet tous les événements des siècles… Je n'étais plus d'âge à retenir ça; et quand il me demandait ensuite l'époque d'un règne ou les exploits d'un grand homme, j'énonçais des bourdes énormes, confondant des faits survenus à mille ans d'intervalle! De même pour la géographie: je brouillais au hasard les noms des pays, des fleuves, des départements et des villes—ce qui l'amusait fort.
J'étais parfois un peu dépité de me voir faire la leçon par ce mioche, mais bien heureux pourtant qu'il eût du goût pour son travail de classe. Quand j'allais aux foires de Bourbon, je ne manquais pas de rapporter un journal qu'il lisait tout haut le soir—pour son plaisir et pour le mien—malgré qu'il y eût pas mal de choses que nous ne comprenions ni l'un ni l'autre. Mais la Marinette interrompait assez souvent la lecture par une crise de rire ou de lamentation, au grand désappointement du petit…
Plus tard, il acheta lui-même chaque dimanche, chez le tailleur-buraliste de Saint-Aubin, une manière de journal avec des histoires et des gravures coloriées. On y voyait des têtes d'hommes célèbres, des généraux empanachés, des soldats avec le sac et le fusil, des accidents et des crimes. Francis placarda sur les espaces libres de la muraille celles de ces illustrations qu'il préférait.
C'était l'époque de ses débuts au travail manuel. Là je retrouvais ma supériorité, et faisais de mon mieux pour le conseiller, le guider…