La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XVIII
Ce ne pouvait être là cependant qu'une situation provisoire. Nous étions tous d'accord là-dessus et pour reconnaître qu'il convenait d'établir au plus tôt notre «chez nous».
Or, dans le courant de l'année, j'appris qu'une «locature» était vacante à Bourbon, tout près de la ville, en bordure d'un vaste communal granitique et dénudé qu'on appelait «les Craux».
Je fus voir cette propriété qui me parut assez nous convenir et la louai pour trois ans. Nous nous y installâmes pour la Saint-Martin suivante, juste un an après notre mariage.
Ah! nos pauvres six cents francs, comme ils furent vite employés! L'achat de deux vaches de travail en usa la plus grande partie. Et, pour nous munir d'une charrette, d'une herse, des objets de ménage indispensables, d'une provision de combustible et de quelques mesures de seigle, il fallut emprunter au père Giraud. Victoire, qui avait été habituée chez elle à un certain confort, souffrit plus que moi de nos débuts pénibles. Au surplus, son caractère froid et concentré l'empêchait de témoigner sa satisfaction, alors qu'elle savait bien quand même faire valoir ses plaintes; j'eus souvent à lui dire qu'elle était portée en ce sens à une exagération fâcheuse. Elle geignait:
—Il me faudrait une deuxième marmite… J'aurais besoin de vaisselle… Je ne peux pas faire sans baquet mes savonnages…
On achetait, et il manquait toujours quelque chose. Elle ne tarda pas, se trouvant enceinte, de se préoccuper des langes et du berceau. Je faisais de mon mieux pour l'encourager, la réconforter.
Nos tête-à-tête des veillées d'hiver surtout furent monotones. J'eus de la peine à m'y faire, moi qui étais habitué à l'animation des maisonnées nombreuses. Une activité utile jamais interrompue m'évita le supplice de l'ennui; je façonnai un araire, puis une échelle et une brouette, et enfin plusieurs pluches ou râteaux à foin. Cela me conduisit jusqu'en mars.
Au petit jour et le soir, vers quatre heures, Victoire s'en allait vendre en ville le lait frais tiré. Je lui portais sa cruche jusqu'à la place de l'Église, au point même où j'avais tant souffert un jour de foire étant gamin. Elle s'en allait ensuite de porte en porte, pour servir les clients attitrés ou occasionnels. Au début, les vaches ayant pas mal de lait, elle approchait de faire trente sous par jour. Mais les froids amenèrent une diminution sensible; elle n'arrivait plus à ses vingt sous, bien qu'elle le vendît jusqu'à la dernière goutte, sans même en conserver un peu pour blanchir notre soupe. Et la tournée, à cause des doigts gourds et bleuis, cessait d'être amusante.
Il y eut pis. Un matin de verglas, Victoire revint toute larmoyante et les poches quasi-vides: elle avait glissé en descendant la rue pavée à la pente si raide—et le lait de même avait glissé de la cruche renversée… Cet accident m'inquiéta par ses suites possibles:—elle en était au septième mois de sa grossesse. Si bien que je pris la résolution de faire moi-même la corvée.
J'eus à essuyer les premiers jours force quolibets et railleries,—car ce n'était pas la coutume de voir les hommes vendre le lait. Des fois, le soir, les gamins me suivaient en bande:
—V'là le marchand de lait!… V'là le marchand de lait!… Par ici, Tiennon, par ici!
Je préférais ne pas prendre au sérieux les plaisanteries des mauvais drôles—non plus que celles des grands, d'ailleurs. Après deux semaines la chose parut naturelle à tous et les clientes me félicitèrent plus d'une fois de ce que j'étais le modèle des maris.
Je m'intéressais chaque matin à l'éveil de la ville. A mon arrivée il n'y avait d'activité apparente que dans les boutiques des maréchaux et les fournils des boulangers. La plupart des commerçants dormaient encore derrière leurs persiennes closes, de même que les fonctionnaires et les rentiers. Moi, qui turbinais depuis deux heures et plus, grisé par l'action et l'air vif du matin, je cognais avec un malin plaisir aux devantures ou aux portes. Après un moment apparaissaient les ménagères, boulottes ou trop maigres, ridées, ébouriffées, édentées, les seins tombants, les yeux gros avec des cernures bleues et de la cire dans les coins,—toutes ridicules. Le négligé de leur costume accusait férocement leurs déformations et leurs tares. Beaucoup venaient pieds nus dans des pantoufles éculées, avec des jupes mal agrafées laissant voir la chemise, des camisoles de nuit pelucheuses, déchirées souvent, des serre-tête ignobles, des bonnets crasseux. Elles proféraient dans un bâillement:
—Il fait bien froid ce matin, dites, Tiennon?
—Ma foi oui, Madame; il a gelé rudement.
—Brrouou… Ce qu'il faisait bon au lit!
Je riais en dedans de voir ainsi, au naturel, ces belles dames de la ville, dans le jour si bien peignées, si bien corsetées, si bien mistifrisées.
—Vrai, me disais-je, je ne me laisserai plus prendre aux apparences, oh non!
Vain serment, hélas!
Sitôt rentré de ma tournée du matin, je réendossais mes effets de travail, faisais la litière des vaches et garnissais leur crèche; puis, ayant avalé une écuelle de soupe à l'oignon et des pommes de terre sous la cendre, je m'en allais chez le père Viradon, un petit propriétaire voisin, où, moyennant huit sous par jour, je battais au fléau de neuf heures à trois heures. Au retour, nouvelle soupe avec un mijotage de citrouille ou de haricots; puis le pansage, la traite, la tournée en ville et maintes autres petites besognes qui m'occupaient jusqu'à sept heures; alors, je m'installais au coin du feu, à mes travaux d'outillage,—m'efforçant de prouver à ma femme que nos affaires marchaient bien, que nous n'aurions pas de peine à nous en tirer…
J'avais demandé à ma mère de venir en avril, au moment des couches de Victoire. Mais une maladie de deux de mes petits neveux lui fut prétexte à se dérober. La mère Giraud, souffrante, ne put venir davantage. Il n'y eut donc, en dehors de la sage-femme, que la vieille voisine Viradon pour nous aider et nous conseiller un peu. Il me fallut soigner moi-même la maman et le poupon, tout en m'occupant de toutes les besognes du ménage et de l'extérieur.
Or c'était le temps des labours, et de semer les pommes de terre, et de mettre en ordre le jardin. On peut croire que je n'avais pas à rester les deux pieds dans le même sabot! J'en vins à perdre, si l'on peut dire, l'habitude de dormir—et ce n'est pas au cours de l'été que je pus me rattraper!
Car je fus travailler dans les fermes comme journalier. J'aurais bien eu assez à faire chez nous, mais je craignais, ne gagnant rien au dehors, de me trouver à court.
Quand je rentrais, vers dix heures du soir, il m'arrivait souvent de me remettre à l'œuvre, au clair de lune, dans notre potager. Le voisin Viradon m'avait conseillé de faire du jardinage parce que les légumes se vendent toujours bien à Bourbon, au moment de la saison thermale, quand la ville se peuple d'étrangers. Je restais donc souvent jusqu'à minuit à sarcler, bêcher, arroser. A trois heures, je repartais au travail. Victoire avait cessé momentanément les tournées de lait, mais elle put vendre quelques têtes de salade, quelques paniers de haricots dont le produit suffit aux besoins courants du ménage.
A la Saint-Martin, nous eûmes la satisfaction de payer sans délai le propriétaire et de rembourser au père Giraud la moitié de la somme qu'il nous avait avancée.