La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XIII
Les premiers mois de notre installation à la Billette j'étais resté fidèle à Thérèse Parnière et, malgré la distance, j'allais la voir presque tous les dimanches.
Je prenais les coursières, cheminant par monts et par vaux, au travers des cultures et des prés, suivant quelquefois un bout d'impossible «rue creuse», empruntant même un coin de forêt.
A vingt minutes à peu près de la Bourdrie, j'avais à franchir un grand terrain vague, sourceux et spongieux, traversé d'un seul sentier potable qui cotôyait vers le milieu une mare à l'eau verdâtre entourée d'ormeaux têtards. Deux rangées de vieux chênes jamais élagués se prolongeaient à la suite, en direction de la forêt toute proche.
Certes, il n'était guère agréable de passer seul, la nuit, en cet endroit—d'ailleurs appelé «le rendez-vous des sorciers». Le bruit du vent dans les feuilles y semblait plus mystérieux et les cris des hiboux plus lugubres.
Lors, m'en retournant de veiller chez ma belle par une nuit de fin d'hiver, sans lune, je vis soudain surgir d'entre les arbres une forme blanche qui se mit à faire des cabrioles… Une autre suivit, puis une troisième… La terreur me faisait claquer les dents. Néanmoins j'assurai dans ma main mon bon gourdin d'épine noire et continuai d'avancer, bien résolu à en user contre les fantômes s'ils voulaient m'embêter.
Ayant sautillé quelques instants en silence, ils se campèrent tous de front dans le sentier et se mirent à crier, à hurler sans fin, en agitant leurs grands bras blancs. Quand je fus à cinq pas d'eux:
—Attendez-moi, les gas! formulai-je, avec une énergie un peu forcée.
Loin de se détourner, ils m'entourèrent en criant de plus belle, en agitant plus fort leurs grands bras menaçants. D'un geste furieux, désespéré, mon gourdin fendit l'air, s'abattit sur le travers d'un des trois êtres qui s'affaissa avec un long cri plaintif,—très humain cette fois. Cependant que les autres s'enfuyaient en vitesse.
—Tu m'as tué, cochon, tu m'as tué! proféra le fantôme gémissant.
Je déroulai les défroques dont s'était affublé le malheureux et reconnus le petit Barret, de Fontivier, un garçon de deux ans plus jeune que moi avec qui j'avais toujours eu de bons rapports.
—C'est dans les reins, reprit-il. Tu m'as cassé les reins, je ne peux pas me remuer.
Ses compagnons étaient les deux Simon, de Suippière, des amis d'enfance aussi. Je les appelai l'un après l'autre—en vain. Barret eut un spasme et vomit du sang; je crus qu'il allait passer… J'avais bien envie de le laisser crever tout seul là, dans la nuit, non par vengeance, mais par égoïsme et faute de savoir comment le secourir. Mais à la lueur d'une allumette, je distinguai ses traits décomposés, ses yeux suppliants, le sang rouge qui sortait encore de sa bouche. Une pitié infinie en même temps qu'un chagrin profond m'envahirent. Je descendis jusqu'à l'extrême bord de la mare dans laquelle je mouillai l'un des torchons qui avaient servi à sa toilette de fantôme; j'humectai son front, ses tempes, le creux de ses mains; je nettoyai sa bouche. Il parut se remettre un peu.
—Reconduis-moi, je t'en prie, dit-il. Ne m'abandonne pas…
—Tu n'aurais pourtant que ce que tu mérites! fis-je, d'un ton de justicier.
—Oh! Tiennon, tu t'es bien assez vengé… Je te jure que je n'avais pas l'intention de te faire du mal. Je voulais seulement t'effrayer pour que tu ne reviennes plus voir la Thérèse, que j'aimais à en perdre la raison… Mais tu peux être tranquille, va: c'est toi qui l'auras; je suis foutu!
L'ayant rassuré de mon mieux, avec de grandes précautions je le mis sur ses jambes. Appuyé sur moi, il put se tenir et faire quelques pas; mais le heurt de son pied contre un caillou le fit crier de douleur.
—Asseyons-nous; je ne peux pas aller plus loin! dit-il en sanglotant.
Nous avions bien fait dix mètres!
Je l'établis à califourchon sur mon dos et marchai doucement, avec bien des précautions pour me rendre compte où je posais les pieds. Mais les secousses inévitables lui causaient des souffrances accrues et il gémissait à fendre l'âme. Je continuais quand même, m'efforçant à l'indifférence.
Vint un moment où l'étreinte de ses bras parut mollir, où son corps pesa davantage d'être inerte. Exténué pour mon compte je l'étendis sur le sol: il semblait ne plus remuer. Je fus retremper le chiffon dans le creux d'un fossé et le bassinai de nouveau: il geignit sans plus rien dire.
Je le repris comme la première fois et continuai d'avancer. Il eut des hoquets qui pouvaient être d'agonie… Le sang venant de nouveau, je me félicitai de ce que le linceul du fantôme martyr, passé en travers sur mon cou, préservât mes effets. Anxieux, les nerfs tendus à l'extrême, je marchais vite à présent malgré la charge lourde, et le noir, et les obstacles du mauvais chemin,—sans plus m'affecter des gémissements du malheureux.
Après une grande heure je parvins à la cour de Fontivier et, tâchant d'apaiser les chiens qui aboyaient avec fureur, je déposai le moribond sous la petite fenêtre de la maison, étendu sur les défroques de sa mascarade.
Un grand coup de bâton dans la porte et je me sauvai par un sentier de chèvre qui, en arrière des bâtiments, dévalait parmi les cultures. Les chiens me poursuivirent un peu avec des jappements toujours fâchés, mais je fus bientôt hors de leur atteinte. Et quand me parvinrent, dans le silence de la nuit, les exclamations provoquées par la lugubre découverte, je n'avais plus à craindre d'être rejoint.
Le pauvre Barret ne s'était pas trompé. Mon bâton d'épine avait dû lui casser quelque chose dans la colonne vertébrale. Il traînailla plusieurs mois et, finalement, mourut… Jamais, au cours de sa lente agonie, il ne consentit à s'expliquer sur le drame. Aux questions sur qui l'avait frappé:
—C'est quelqu'un qui en avait le droit; c'est bien fait pour moi! répondait-il sans plus.
Et il interdit à ses parents de porter plainte. Les deux comparses s'abstinrent de confidences qui eussent provoqué l'aveu de leur triste rôle. J'avais moi-même tout intérêt à ne rien dire. Les parents de Barret, s'ils eurent des doutes, hésitèrent à les divulguer. La justice ne fut pas informée, et après les mille suppositions du début, on ne parla plus de cette affaire qui resta pour tout le monde mystérieuse et inexplicable.
Sans doute je n'avais rien à regretter… Mais c'est tout de même ennuyeux de se dire qu'on a causé la mort d'un homme—fors le cas où c'est une action très méritoire: mon oncle Toinot était si fier d'avoir tué un Russe! Souvent me sont revenus à la pensée les détails de cette triste nuit. Je ne dirai pas que ce souvenir a empoisonné ma vie, mais il m'a longtemps harcelé, troublé…
Après l'événement, je ne tardai pas à rompre avec la Thérèse. Ses parents m'ayant mis en demeure de l'épouser tout de suite ou de ne plus la fréquenter, je cessai mes visites. Et c'est bien ce qu'ils espéraient.
Six mois après, elle devint la femme de l'aîné des Simon, de l'un des lâches qui accompagnaient le petit Barret au «rendez-vous des sorciers». La noce eut lieu la semaine même où on l'enterra. La vie a de bien cruelles ironies…