La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XXIII
Les coqs à l'engrais chantèrent un soir de décembre qu'il y avait de la neige et qu'il gelait ferme. C'était en fin de veillée, vers neuf heures; nous nous préparions à user les draps.
—Qu'est-ce qu'ils veulent annoncer, ces sales bêtes? fit Victoire tout de suite inquiète.
Signe de malheur en effet que d'entendre chanter les coqs à partir du coucher du soleil et jusqu'à minuit,—période du repos et du silence.
Cette infraction à la règle aurait dû cependant nous sembler naturelle de la part de ces pauvres poulets à l'engrais qui, ne sortant jamais d'un réduit enténébré, perdaient peu à peu le sentiment des heures. Mais nous étions troublés—pour avoir vu, enfants, se troubler nos proches en pareille occurrence. D'ailleurs, dans le grand calme de la nuit d'hiver, ces cocoricos avaient quelque chose de lugubre—d'autant plus qu'ils se multiplièrent: le coq des Viradon répondit aux nôtres, puis d'autres des chaumières proches et des fermes lointaines. Ce fut pendant une demi-heure un concert de modulations aiguës, comme aux heures qui précèdent l'aube.
La sérénade terminée, Victoire donna le sein à notre petit troisième qui avait juste deux mois. Mais elle n'était guère rassurée et, bien que se défendant d'avoir peur, elle tremblait encore quand elle se mit au lit. Nous eûmes, cette nuit-là, un sommeil fiévreux et il fut décidé que les malencontreux poulets seraient vendus au plus tôt.
Comme par hasard, les mois qui suivirent, toutes sortes de malheurs nous vinrent frapper. En prenant de l'âge, je me suis libéré d'une bonne partie des croyances superstitieuses de ma jeunesse; mais à cause de cela, j'ai toujours conservé la crainte des coqs qui chantent après le coucher du soleil.
J'avais, dans un coin de mon étable, une réserve de pommes de terre. La meilleure de mes deux vaches s'étant détachée une nuit, avala goulûment un gros tubercule et s'étrangla. Je la découvris, le matin, étendue sur le dos, ballonnée, râlante. Un boucher, prévenu, m'en offrit trente francs; je comptais la vendre trois cents francs à la fin de l'hiver…
Il me souvient que ma femme voulait acheter des habits pour notre petit Jean, et pour moi un pantalon de droguet, une casquette, une blouse. Mais on dut repousser à des temps meilleurs ces dépenses anormales. Au surplus il nous creva peu après un cochon qui pesait cent cinquante livres. Et nous eûmes des ennuis de la vache achetée en remplacement de notre pauvre étranglée.
A cause des enfants, Victoire avait cessé tout à fait de porter le lait en ville et s'était mise à faire du beurre. Or, il n'y avait pas moyen de transformer en beurre la crème qui provenait de cette nouvelle vache. Nous passions des heures et des heures à la remuer dans la baratte ou beurrier; nous avions les bras moulus de faire monter et descendre le batillon: rien! Il m'arriva un soir de le manœuvrer sans interruption de six heures à minuit; je parvins à prendre une suée terrible, à défoncer à demi la baratte, mais non à faire du beurre…
Le père Viradon, le lendemain, m'assura que c'était un sort. Pareille mésaventure lui étant advenue dans sa jeunesse, un défaiseux de sorts lui avait donné les conseils suivants:
«Se rendre un peu avant minuit au carrefour de la place de l'Église et poser là un petit pot neuf de six sous plein de cette mauvaise crème; tourner douze fois autour de ce pot quand sonneraient les douze coups de minuit, en traînant au bout d'une corde de six pieds de long les chaînes d'attache des vaches; au douzième tour, s'arrêter net, faire quatre fois le signe de la croix dans quatre directions opposées et partir au grand galop, abandonnant le pot et rapportant les chaînes.
«Couper à chaque bête un bouquet de poils de l'oreille, un du garrot, un de la queue, les tremper dans l'abreuvoir tous les jours de la semaine sainte avant le lever du soleil, les porter à la messe le jour de Pâques et les faire brûler dans la cheminée sans être vu…»
—J'ai fait cela et la réussite a été complète, conclut Viradon. Mais le défaiseux a dû agir de son côté.
Le fou rire me prit, malgré mes embêtements, en écoutant le bonhomme raconter d'un air convaincu les détails bizarres de la cérémonie. Il me semblait le voir dans la nuit tourner autour de son pot et entendre la fretintaille de ses chaînes!
Le défaiseux était mort; mais il avait laissé à son fils le secret de son talent, et le vieux voisin me conseillait d'avoir recours à lui. Je n'en fis rien cependant, n'ayant pas foi en ces stupidités.
Mais la bourgeoise alla conter nos peines au curé. Il vint le lendemain, aspergea l'étable avec de l'eau bénite et nous dit de n'avoir nulle crainte des sorciers.
—Ça tient tout simplement à ce que votre vache a du lait de mauvaise qualité et à ce qu'elle est dans un état de gestation avancée; améliorez sa nourriture, donnez-lui chaque jour un peu de sel dans une ration de farineux et vous verrez que ça ira mieux.
Grâce à ces bons avis, il nous devint possible de faire du beurre qui s'améliora tout naturellement quand, à la belle saison, nos vaches fraîches vélières furent pâturer sur les Craux. Si l'on se rendait bien compte de tout on n'aurait pas souvent l'occasion de croire aux sorts.
Vers la fin de l'hiver nous eûmes une alerte plus grave encore; et cette fois-ci, il fallut bien, en désespoir de cause, aller trouver un rebouteux.
Notre petit Charles fut pris soudain d'un mal de gorge à caractère grave; il refusait de prendre le sein; sa respiration devint rauque, puis râlante. Victoire le porta d'abord à la sage-femme, puis au médecin, et ça n'avait pas l'air d'aller mieux, au contraire.
Or, il y avait sur le chemin d'Agonges un homme qui barrait les maux de gorge d'enfants; on venait le trouver de toutes les communes du canton et même d'ailleurs; il sauvait, disait-on, les bébés désespérés par les docteurs. Au cours d'une veillée, l'état du petit parut tellement s'aggraver que nous décidâmes de le lui porter séance tenante.
Sa mère l'emmitoufla dans un vieux châle au creux d'un oreiller et je le pris ainsi sur mon bras; elle suivait en pleurant. Nos pas résonnaient dans le silence nocturne sur les chemins durcis par le grand gel. Triste promenade!
Nous eûmes enfin la satisfaction de frapper à la porte du guérisseur qui vint ouvrir après un moment, en caleçon et bonnet de coton. C'était un petit homme déjà âgé, à cheveux grisonnants et figure ingrate. Il marmonna des prières en faisant des signes sur le corps de notre enfant; il oignit son cou d'une sorte de pommade grise et lui souffla dans la bouche par trois fois. Un chaleil fumeux éclairait cette scène étrange. J'étais impressionné; Victoire pleurait toujours silencieusement. Après qu'il eut fini, l'homme nous rassura:
—Il ira mieux demain; mais, par exemple, il était temps de l'apporter, vous savez… Dès qu'il sera débarrassé, pour hâter sa guérison, vous irez faire brûler un cierge devant l'autel de la sainte Vierge.
A notre demande de paiement, il répondit:
—Je ne prends rien aux pauvres gens… Mais voici un tronc où chacun met ce qu'il veut.
Il désignait sur la cheminée une petite boîte carrée au couvercle percé d'une fente; j'y glissai vingt sous et nous repartîmes en hâte, inquiets des deux aînés que nous avions laissés dormant dans la maison fermée.
Le guérisseur ne nous avait pas trompés. Vers le matin, le bébé vomit des matières aqueuses qui ressemblaient à des crachats durcis et, tout de suite soulagé, il prit le sein. Deux jours plus tard, il n'y paraissait plus.
Je me suis souvent demandé, sans pouvoir répondre ni dans un sens ni dans l'autre, si cette guérison fut d'effet naturel ou si les simagrées du vieux y furent pour quelque chose. Je sais que nombre de gens, très sceptiques, très fortes têtes, ne craignent pas encore aujourd'hui d'avoir recours à ces guérisseurs campagnards pour se faire barrer le mal de dents, ou se faire dire la prière à l'occasion d'une entorse ou d'une foulure. Et d'aucuns prétendent qu'ils en ont du soulagement.
Ceci étant, un pauvre homme tout simple a bien le droit de rester perplexe, également éloigné de ceux qui affirment et de ceux qui se moquent. J'en suis encore là.