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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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XLII

Mon gendre et mes deux garçons dans la force de l'âge, moi tenant encore ma place, nous pouvions aisément faire valoir le domaine. Mais la guerre subsistait entre les jeunes ménages—et Moulin fut obligé de partir. L'intervention de ses parents et la mienne auprès de M. Lavallée lui firent obtenir la petite locature des Fouinats qui se trouvait vacante. Roubaud promit de l'employer au château, comme aide-jardinier et homme de peine.

Le premier hiver, Clémentine, qui s'ennuyait dans sa petite maison, venait souvent passer l'après-midi chez nous, avec ses bébés, et rapportait une bouteille de lait,—quelquefois même un panier garni de fromages, de fruits, de galette.

Mais elle se trouvait enceinte pour la troisième fois et, après ses nouvelles couches, elle dut interrompre ses visites. Alors sa mère de lui porter à domicile quelques provisions. Mais un beau jour Rosalie intervint, disant qu'elle en avait assez de se tuer pour les autres, qu'elle allait partir à son tour si l'on continuait ainsi.

—Oh! ça ne va pas loin, quelques demi-livres de beurre, quelques fromages, un peu de lait, fit Victoire, doucement.

Mais l'autre riposta d'un ton aigre que c'était bien malheureux de voir la Clémentine jouir à volonté de ces denrées dont se privaient ceux qui avaient la peine de les préparer.

—Nous aurons beau travailler, si tout ce que nous entrons par la porte sort par la fenêtre, nous ne parviendrons pas même à joindre les deux bouts!

Cette opposition méchante de Rosalie, qui se reproduisit à toute occasion par la suite, attrista beaucoup ma femme; elle en gémissait quand nous étions seuls; nous nous en entretenions longuement la nuit. Nos enfants, gagés, n'avaient nulle part de maîtrise. Nous leur reconnaissions volontiers pourtant un certain droit de contrôle et de critique. Ils concouraient à la prospérité de la maisonnée familiale; ils collaboraient à une œuvre qu'ils continueraient pour leur compte plus tard. Les entendre grogner nous semblait pénible.

Au reste, notre Charles ne se fâchait pas, lui; il approuvait même les libéralités faites à sa sœur—peu à l'aise, chétive et découragée. Mais l'aîné, stimulé par sa bourgeoise, appuyait ses observations.

Il fallut donc en arriver à ne plus faire de présents à Clémentine—ouvertement du moins. Nous rusions. Je me chargeais souvent de lui porter, dissimulées sous ma blouse, quelque denrée ou quelque victuaille. Mais les yeux inquisiteurs de Rosalie furetaient partout. Disposer des moindres choses en dehors d'elle n'allait jamais sans difficultés.


Bientôt d'ailleurs, un événement de plus grande importance vint reléguer au second plan ces misères de notre intérieur.

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