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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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VIII

Après ce double mariage, il se trouva que notre ménage fut très fort, surtout en femmes. Ma grand'mère, ma mère, la Catherine, mes deux belles-sœurs, cela les faisait cinq, toutes capables de travailler. Il y avait en plus ma petite sœur Marinette qui touchait à ses dix ans: mais la pauvre gamine était innocente. On mettait cela sur le compte d'une mauvaise fièvre qu'elle avait eue toute jeunette—à la suite de quoi elle s'était élevée chétive et malingre, gênée dans son développement, au physique aussi bien qu'au moral. Toujours est-il que ses yeux, trop fixes, ne décelaient nulle lueur d'intelligence et qu'elle avait de la peine à saisir les moindres choses. Elle ne tenait guère de conversation qu'avec Médor et les chats avec lesquels elle se plaisait à jouer. Les reproches la laissaient indifférente; les événements les plus graves ne l'émeuvaient point; mais elle riait parfois sans motif, longuement. Sa compréhension devait rester toujours celle d'un enfant en bas âge…


Je commençais alors à me familiariser avec toutes les besognes. En fin d'hiver et au commencement du printemps, alors qu'on labourait les jachères à ensemencer en octobre, je devins toucheur de bœufs ou boiron. J'amenais d'ailleurs les cochons qui, s'occupant à chercher les vers dans le sillon en cours, demeuraient à peu près sages.

Nos quatre bœufs s'appelaient Noiraud, Rougeaud, Blanchon et Mouton. Les deux premiers appartenaient à cette race d'Auvergne dont j'ai déjà parlé; il y en avait un couple au moins dans chaque ferme—les bœufs blancs du pays n'étant pas assez robustes, disait-on, pour faire tout le travail. Ils se comportaient bien, les Maurias, ayant la robustesse et l'expérience de l'âge. Les blancs, jeunes encore, avaient besoin d'être tenus de près…

La marche était fatigante, sur cette terre remuée dont mes sabots s'emplissaient vite. Quand je m'ennuyais trop à «toucher» je demandais à mon parrain de me laisser tenir un peu le manche de l'araire. Mais, en dépit de toute ma bonne volonté, le manque d'habitude, le manque de force, ou bien un faux mouvement des bœufs, étaient cause que je laissais quelquefois dévier l'outil. Alors mon parrain, assez emportant et très pointilleux sous le rapport du travail, me le reprenait vite, me disant «bon à rien». Pourtant, la chose lui arrivait bien, à lui aussi; mais il prétextait alors mon insuffisance à conduire et parfois me giflait. Ainsi compris-je à ce moment pourquoi les faibles ont toujours tort et qu'il est triste de travailler sous la direction des autres.

Je comptais souvent le nombre des sillons labourés au cours de l'attelée, supputant par comparaison au travail des jours précédents quand viendrait l'heure de nous en aller… En arrivant à la bouchure où s'ouvrait la barrière, ou claie du champ, j'épiais à la dérobée la physionomie de l'aîné—presque toujours impénétrable; et je devais retourner les bœufs, faire un long tour encore, au bout duquel m'attendait une nouvelle déception plus profonde de toute la croissance de mon espoir. D'ailleurs, le plus souvent, mon parrain attendait pour partir qu'on appelât de la maison,—car il n'avait pas de montre, et par les temps sans soleil, rien ne pouvait le régler que la besogne accomplie ou le degré de faim qu'accusait son estomac.

A cause de l'éloignement des villages, nous entendions même rarement la sonnerie de l'Angelus de midi qui, se plaçant juste au milieu de la tâche quotidienne, aurait pu nous donner une indication.


S'il faisait beau, les séances se passaient avec un moindre ennui; mais aux mauvais jours, vraiment, ça n'en finissait plus… Il me souvient d'une période où nous labourions dans notre champ des Châtaigniers, le plus éloigné de la ferme. Le vent fort tirait de Souvigny, c'est-à-dire du nord-est, et il passait des bourrasques, des averses froides, des giboulées de grésil et même de neige. Ces fouaillées traversaient mes vêtements, m'enveloppaient d'un suaire glacé; mes mains se teintaient de violet…

Un jour que nous étions douchés plus que de raison des frissons me secouèrent qui n'étaient pas seulement dus au froid. J'avais le front brûlant, l'estomac lourd et de continuelles envies de bâiller. Je me plaignis à mon parrain, parlant de m'en aller. Mais il n'y voulut pas consentir. Cependant une averse plus violente nous ayant immobilisés un instant dans le creux d'un vieux chêne, il prit la peine de m'examiner. Me voyant soudain très pâle et soudain d'un pourpre de mauvais aloi:

—Va-t'en bien vite, me dit-il; tu as la fièvre!

Mes jambes flageolaient, molles et fatiguées; j'eus de la peine à gagner la maison. On me fit tout de suite coucher. Le lendemain, à la suite d'une bonne suée, j'avais par tout le corps une éruption de petits boutons rouges. Il me souvient que ma mère me recommandait sans cesse de rester bien couvert sous peine des pires catastrophes…

Après une quinzaine, quand je pus repartir dans les champs, la rougeole passée, avril rayonnait. Il y avait du soleil, de la verdure, des oiseaux chanteurs. Les bouchures se paraient de jeunes feuilles et les cerisiers s'épanouissaient en une délicieuse floraison blanche. La nature en joie semblait fêter ma guérison. Je trouvai du bonheur à circuler, à vivre.


L'hiver d'après mes quinze ans, ayant cessé tout à fait de garder les cochons, je dus agir en homme. On me mit à battre au fléau et à participer au nettoyage des étables.

Les années précédentes, allant aux champs dans la neige, j'enviais les batteurs en grange. Mais quand je dus faire le métier à mon tour, je m'aperçus que ce n'était pas tout rose non plus, que, si l'on conservait les pieds secs, on se fatiguait joliment les bras et qu'on avalait par trop de poussière.

Le battage, à cette époque où tout s'écossait au fléau, durait depuis la Toussaint jusqu'au Carnaval, et même jusqu'à la Mi-Carême, sans interruption presque,—sauf quelques journées chaque mois, «quand la lune était bonne», pour couper les bouchures, ébrancher les arbres. Dans la journée, on battait seulement entre les deux pansages; mais on se reprenait à la veillée. Mon début coïncidant avec une abondante récolte, nous travaillions chaque soir jusqu'à dix heures à la lueur d'une lanterne. Je ne connais pas de besogne plus énervante… Manœuvrer le fléau sans arrêt du même train régulier, pour conserver l'harmonie obligée de la cadence, ne pouvoir disposer d'une seconde pour se moucher, pour enlever la poussière qui vous picote le visage et la nuque—quand on est encore malhabile et non habitué à l'effort soutenu, c'est à devenir enragé! Mais quel plaisir les jours où l'on vannait, quand le gros tas de mélange gris, diminuant peu à peu, s'engouffrait en entier dans le tarare, et que je plongeais mes mains dans l'amas de grain propre d'une belle couleur d'or…


Bien dures aussi les séances de nettoyage des étables, le samedi matin! C'est avec le cadet que je faisais ce travail. Nous avions une grosse civière, ou bayard de chêne, que je trouvais déjà lourde sans qu'elle fût chargée. Munis chacun d'un bigot[2], nous piquions avec force dans la couche épaisse de fumier d'où montait une buée chaude, et nous entassions des bigochées monstres. Le Louis excitait mon amour-propre:

[2] Fourche recourbée en forme de crochet.

—Nous en mettons encore un peu, hein? C'est là que nous allons voir si tu es un homme!

Tenant à me montrer homme, je consentais à laisser grossir le chargement tant et si bien qu'il m'en craquait dans les reins lorsqu'on soulevait… Au bout d'un moment j'étais en nage et suffocant; les nerfs fatigués, détendus, ne pouvaient plus serrer suffisamment les poignées du bayard qui, souvent, m'échappait dans le parcours de l'étable à la pelote de fumier de la cour. On avait beau se modérer ensuite: à tout propos survenait un nouvel avatar… Alors mon père—ou mon parrain—de venir me remplacer. Et je m'éclipsais mécontent, froissé, rageur.


J'ai remarqué depuis que tous les débutants connaissent ces ennuis-là. Quand on commence à travailler, on a tout de suite le désir de faire aussi bien que les grands; mais on manque de force, d'adresse et d'expérience. Les autres font sonner bien haut leur supériorité, conséquence de leur âge; et l'on souffre de leurs railleries sans indulgence.

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