La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
X
L'argent, comme bien on pense, était rare à la maison et, jusqu'à dix-sept ans, je n'eus jamais même une pauvre pièce de vingt sous dans ma poche. Pourtant, les jours de sortie, il me prenait des envies d'entrer à l'auberge, de voir du nouveau.
Nous allions à la messe à tour de rôle, car il n'y avait que deux garnitures d'habits propres pour nous quatre. Mes frères réservaient pour les jours de fête, pour les cérémonies possibles, leurs habits de noce:—cette garniture-là, utilisée toute la vie aux grandes occasions, servait encore à l'homme pour sa toilette funèbre. Mon père et mon frère Louis allaient au bourg de compagnie; le dimanche suivant c'était notre tour, à mon parrain et à moi.
Or, mes camarades de catéchisme commençaient à aller boire bouteille chez Vassenat et ça m'ennuyait de n'avoir pas d'argent pour les accompagner. Le second dimanche avant le Carnaval, qu'on appelait le «dimanche des garçons», je me risquai à en demander.
—Qu'en veux-tu faire? Si jeune que ça, mon Dieu! gémit mon père.
Ma mère, intervenant, jura qu'il n'y aurait plus moyen de suffire si je voulais me mettre déjà à «manger de l'argent». Je finis pourtant par obtenir quarante sous.
Là-dessus, je pars la tête haute, content comme un roi, faisant bouffer ma blouse avec orgueil. Après la messe j'aborde franchement Boulois, du Parizet, et j'offre de payer un litre. Il allait depuis longtemps chez Vassenat, lui, et il connaissait tous les habitués. Nous nous trouvons bientôt cinq ou six attablés ensemble. Et, non sans étonnement, j'entends les autres rappeler d'anciennes débauches et passer une revue des filles du pays en faisant sur chacune des commentaires désobligeants ou ironiques.
A la suite de la salle d'auberge, il y avait une salle de danse où préludèrent bientôt le vieux maigre avec sa vielle, et le joufflu au nez cassé avec sa musette. Je m'y rends avec les camarades.
Les filles entraient par une porte latérale donnant sur une ruelle. Par-dessus leurs grosses robes de bure, elles avaient des petits châles gris ou bruns croisés sur la poitrine et tombant en pointe derrière le dos. Leurs bonnets de lingerie blanche étaient recouverts de chapeaux de paille ronds garnis de velours noir, avec des brides flottantes. Thérèse Parnière est là, belle gasille de seize ans toujours blonde et fraîche, très développée. Familier avec elle plus qu'avec aucune autre, je la demande pour danser; elle ne dit pas non. Je tiens ma place; je me lance comme un ancien…
Cela dure jusqu'au moment où s'esquivent les dernières filles. Alors c'est déjà presque la nuit. Nous avons très faim; nous demandons du pain et du fromage. Le temps de vider deux nouveaux litres et tout est englouti… On s'offre le café, puis la goutte. Jamais je n'avais bu autant… Je vois comme en un rêve l'agitation de la salle, les groupes qui, autour des tables, lèvent leurs verres et font du potin. Lorsqu'on se lève enfin pour partir, je ne me sens pas bien stable. Mais Boulois a la bonne idée de me saisir par le bras—et quand nous nous quittons, à proximité du Parizet, je puis me tirer d'affaire seul, l'air m'ayant remis d'aplomb…
Chez nous, je pénètre avec fracas dans la cuisine enténébrée, tout le monde couché dès huit heures.
Je bute dans un banc qui s'affale à grand bruit et me prends à monologuer:
—Eh bien, quoi, on dort déjà? C'est pas une vie! Pas sommeil, moi!
Les deux petits de mon parrain et les trois de mon frère Louis s'éveillent en criant. Maman se lève ainsi que ma belle-sœur Claudine: je cherche à les embrasser.
—Il est soûl! déclarent-elles de compagnie.
La mère me prépare à manger en gémissant, parce que j'avais dépensé si bêtement ce pauvre argent qui donne tant de peine à gagner. La Claudine donne le sein à son petit dernier, puis le remet dans son berceau et, tout en le berçant, chante pour l'apaiser:
Mais ni les reproches de ma mère, ni ses regrets, ni la mélopée de ma belle-sœur, ni les cris de l'enfant, ne peuvent m'émouvoir. Je fais le pantin plus que de raison; je tiens tout le monde éveillé pendant une grande heure… Après quoi, m'étant couché, je dormis profondément jusqu'au matin.
Au travail, le lendemain, mes frères se gaussèrent à cause de ma triste mine et parce qu'il me fallut aller boire au fossé—tellement j'avais la bouche chaude.
Je n'eus pas l'occasion de recommencer de sitôt. A Pâques, on m'octroya vingt sous seulement. Il me fallut attendre la fête patronale, en juin, pour attraper une autre pièce de quarante sous.
Heureusement, on savait à cette époque s'amuser sans argent—en organisant à la belle saison des bals champêtres, qu'on appelait les «vijons» et, en hiver, des «veillées».
Les vijons se tenaient le dimanche soir à quelque carrefour ombreux et gazonné. Jeunes filles et jeunes garçons s'y rendaient en bande—et aussi des gens mariés, des vieillards, des enfants. Si l'on pouvait avoir un berlironneur quelconque, on dansait jusqu'à satiété,—les vieux même y allant de leur bourrée. A défaut de musiciens, les plus dévoués chantaient ou sifflotaient des airs, et ça marchait tout de même.
Il y avait aussi la ressource des petits jeux. On formait en se tenant la main un grand cercle au milieu duquel une victime aux yeux bandés devait trouver qui lui faisait face, qui lui donnait une tape, ou autre chose dans le même goût. On assemblait force gages, rachetés par des «pénitences» plus ou moins baroques—et l'on riait bien.
Les hommes sérieux à qui ces plaisirs-là semblaient trop enfantins s'adonnaient aux quilles ou aux «neuf trous» sur des pistes voisines.
Les amoureux, par exemple, ne pouvaient guère s'isoler… Avec tout ce monde, la chose eût été remarquée et commentée sans bienveillance. Tout se passait sagement à ces réunions de grand jour.
Les veillées d'hiver donnaient souvent plus de liberté. On se réunissait tel dimanche dans telle ferme et le dimanche suivant dans telle autre. Et l'on dansait, et l'on jouait, et l'on riait—de même qu'aux vijons… Au départ, après la poêlée de châtaignes offerte par ceux de la maison, on avait parfois la chance de servir de guide, dans l'obscurité, à l'élue de son cœur, ce qui était tout à fait charmant.
Ainsi m'arriva-t-il d'être le «conducteur» de Thérèse Parnière, la voisine de la Bourdrie. Depuis ma première sortie chez Vassenat, pour ne pas dire depuis la noce de mes frères, je me sentais attiré vers elle. Aux vijons et aux veillées, j'étais son danseur attitré et, par des pressions de mains et des regards tendres, je lui montrais assez mes sentiments. Mais à nos rencontres, en dehors de ces réunions, je ne trouvais rien à lui dire que des banalités sur la température et le mauvais état des chemins; et pourtant Dieu sait si mon cœur battait vite!
Ce dimanche-là, il y avait veillée à Suippière et je m'y étais rendu seul de chez nous;—la Catherine, souffrante, n'avait pas voulu m'accompagner et mes frères sortaient rarement depuis leur mariage. Thérèse et son frère Bastien y représentaient la Bourdrie. Je prévoyais qu'au moment de partir Bastien voudrait suivre la plus jeune des Lafond, de l'Errain, sa bonne amie de longue date. Je lui dis en confidence qu'il serait embarrassé à cause de sa sœur.
—Eh bien, reconduis-la donc! s'empressa-t-il.
Et moi d'avouer que j'en avais le très grand désir. Il répondit en riant:
—Tu n'as qu'à le lui proposer, badaud, elle sera bien contente.
Ainsi encouragé, comme nous dansions une polka, je glissai en douce à la Thérèse:
—Me veux-tu pour compagnon, ce soir?
—Mais avec plaisir. Autant toi qu'un autre…
Selon l'usage, la veillée se termina vers minuit. Tous les invités sortirent ensemble, et, dans la cour, on se divisa par maisonnée ou par groupements sympathiques. Je rejoignis Thérèse qui, à dessein, s'éloignait de son frère, et nous pénétrâmes dans un grand champ qu'il fallait traverser pour gagner la Bourdrie. Nuit profonde. Le vent d'ouest soufflait fort. La bruine tombée dans le jour avait rendu le sol glissant. Nous allions avec précaution, bras enlacés, et nous retenant mutuellement quand nos sabots dérapaient.
Je gardais le silence, très ému par la nouveauté de la scène. Thérèse dit:
—Ah! vrai, il fait aussi noir que dans le cul d'un four. On aurait presque peur…
—Oh bien, quand on est deux…, fis-je timidement.
Et, sur sa joue fraîche, je posai mes lèvres d'un geste brusque.
Il me sembla que mon audace ne l'avait point trop surprise. Mais, comme je tentais de l'immobiliser:
—Finis donc, va, grand bête! dit-elle d'un ton plus condescendant que fâché.
—Il y a bien longtemps, Thérèse, que je souhaitais une occasion comme ça pour te proposer de devenir ton bon ami…
—Tu en seras bien avancé… Tu ne veux pas te marier encore, je pense?
—Peut-être sans bien tarder, va…
Enserrant plus fort sa taille, pressant sa main davantage, d'un mouvement brusque je l'obligeai quand même à faire halte.
—Tu voudras, dis?
—Quoi?
—Te marier avec moi?
Et sans lui donner le temps de me répondre, je l'embrassai de nouveau, longuement, goulûment. Mes lèvres cherchèrent ses lèvres…
Elle avait renversé la tête d'un geste instinctif: je la sentis tressaillir.
—Finis, je t'en prie! reprit-elle d'une voix plus faible, quasi suppliante.
Mais elle ne put éviter ma caresse; nos lèvres se scellèrent en un baiser délicieux.
Tout près, avec un air de nous narguer, une chouette ulula sans fin. Nous repartîmes à pas plus vifs, troublés de cette première manifestation d'amour et péniblement impressionnés par les cris de mauvais augure de l'oiseau nocturne.
La bruine s'était remise à tomber, dense et froide. Elle humectait la cape de bure de ma compagne; elle dégoulinait sur ma grosse blouse de cotonnade; et sur nos mains unies, chaudes de fièvre, elle mettait son contact glacé…
Il faisait tellement noir que nous eûmes de la peine à trouver l'échalier pour franchir la bouchure, à l'extrémité du champ. Je le passai le premier, et, dans le pré en contre-bas où il donnait accès, je reçus Thérèse dans mes bras, à proximité du pieu crochu qui servait d'échelon pour monter ou descendre. Je pensais m'autoriser de ce service pour une nouvelle étreinte, mais elle se dégagea si vite que je n'eus même pas le temps de l'embrasser. Tout au long du pré humide, nous allâmes très sagement, presque silencieusement. Un bout de mauvais chemin ensuite où il nous fallut passer à la file sur une rangée de grosses pierres assez éloignées l'une de l'autre. Je voulus aller le premier—malgré que le sentier ne me fût guère familier. Mais je manquai l'une des pierres et plongeai dans la patouille jusqu'à mi-jambe. Je me tirai de là tout penaud, le pantalon cuirassé, ruisselant, la jambe transie—cependant que ma compagne, sans souci des flaques qui l'avaient éclaboussée, riait de l'aventure.
Dans la cour, nous nous rapprochâmes bien entendu. Je la pressai tout contre moi en une étreinte passionnée et lui pris, sans qu'elle s'en fâchât, un long baiser d'amant.
Je regagnai, fiévreux, le Garibier. Une exubérance de vie me soulevait. Par cette nuit d'hiver sombre, venteuse et pluvieuse, j'avais du ciel bleu plein le cœur…
Thérèse fut donc dorénavant ma bonne amie attitrée. Je n'eus pas crainte d'afficher mes préférences pour elle aux autres veillées de cet hiver-là, aux vijons de l'été suivant, non plus qu'au bal de l'auberge Vassenat, les jours de fête. J'allais même la trouver dans les pâtures, les dimanches où il n'y avait pas prétexte à rassemblement, et nous passions de longues heures seul à seule, au long des grosses bouchures parfumées et discrètes, complices des amoureux. Nos relations se bornèrent pourtant à des mignardises innocentes, aux baisers et effusions de lèvres du premier soir. Jeunes et naïfs tous deux, la timidité, la pudeur, la crainte des suites nous empêchèrent d'aller jusqu'à la consommation de l'amour. J'avais d'ailleurs l'intention bien arrêtée d'en faire ma femme.