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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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XXXV

Ma mère, vieillie et malheureuse, habitait toujours au bourg de Saint-Menoux la même bicoque et, bien que toute courbée par l'âge, elle continuait à faire des journées autant que le lui permettaient ses rhumatismes. Mais depuis plusieurs années il lui devenait difficile, à la mauvaise saison, de quitter le coin du feu.

Aux environs de Noël, quand nous avions tué le cochon, je lui portais toujours un panier de lard frais avec un peu de boudin.

Lors de ma visite habituelle, à la fin de l'année 65, je la trouvai alitée, la figure souffrante et changée. Son rhumatisme l'immobilisait depuis des semaines et personne ne s'occupait d'elle en dehors d'une autre vieille journalière, sa voisine, qui lui apportait ses provisions et lui aidait à faire son lit.

—Je vais pourtant finir là toute seule… On me trouvera morte un beau matin!

Alors elle se mit à déblatérer contre mes frères et leurs femmes, puis contre moi-même. Toute la rancune amoncelée en ce vieux cœur aigri s'épancha en paroles amères. Il ne lui restait plus rien des petites ressources qu'elle avait apportées en quittant la communauté; elle prétendait avoir été grugée par mes frères, à ce moment. Soupçon né sans doute d'une suggestion de commère malveillante, grandi au cours de ses longues réflexions solitaires, mué en certitude… Elle répétait à satiété ces mots vengeurs:

—Les garnements! la saleté!

(La «saleté» c'était ma belle-sœur Claudine.)

Ses longues mains sèches sorties des couvertures faisaient des gestes de menace, et, parfois, elle se soulevait toute en une furieuse exaltation; cette attitude, sa physionomie plus que jamais sombre et dure, l'envol des mèches grises échappées du serre-tête noir lui donnaient un air de sorcière lançant l'anathème.

Je m'efforçai de la ramener à un plus juste sentiment des choses et j'entrepris d'allumer du feu, car il faisait très froid.

—Ne fais pas tant brûler de bois; tu vois qu'il ne m'en reste plus guère! me dit-elle alors.

Chétive provision, en effet,—constituée de quelques morceaux épars au coin de la cheminée, de deux ou trois brouettées de grosses bûches non fendues entre l'armoire et le lit. Elle reprit:

—Je l'ai tellement ménagé que j'ai laissé geler mes pommes de terre. D'ailleurs, la maison est glaciale; il vient du vent par la trappe du grenier.

Les pommes de terre, en tas sous la maie, débordaient au travers de la pièce. Celles de dessus étaient dures comme des cailloux, mais les autres n'avaient pas de mal, et je le dis à ma mère.

Quand il y eut du feu, je lui aidai à se lever, à mettre la soupe en train; puis je fendis le reste des grosses bûches et me procurai dans un domaine voisin deux bottes de paille pour empêcher le froid de venir par la trappe.

En mangeant, la pauvre femme se montra d'un peu meilleure humeur; elle me parla de la Catherine, sa préférée, qui lui envoyait chaque année, à l'époque de la Saint-Martin, l'argent de son loyer; qui lui avait apporté lors de son voyage au pays toute une provision de bonnes choses: du sucre, du café, du chocolat, même une bouteille de liqueur.

—Si je pouvais lui faire savoir comme je suis, gémit-elle, bien sûr elle m'enverrait un colis de friandises.

Incontinent, je fis écrire par le maître d'école une lettre à la Catherine. Je commandai ensuite à un marchand une voiture de bois payée d'avance. Enfin, donnant une pièce à la vieille voisine, et sous promesse de dédommagement régulier, je la chargeai de veiller sur ma mère de façon suivie.

A la réflexion, tout cela m'apparut encore insuffisant et je voulus voir mes frères.

Ils s'étaient quittés depuis déjà longtemps. Mon parrain, qui habitait Autry, vivotait péniblement, ayant eu des malheurs: pertes d'animaux, maladies longues de deux de ses enfants. Le cadet Louis, à Montilly, gagnait de l'argent; la Claudine s'en montrait fière et un peu arrogante.

J'allai donc le lendemain les relancer l'un après l'autre et leur exposer ce que je croyais être notre commun devoir au sujet de notre mère. Le cadet prit l'engagement de payer son pain. Mon parrain promit de l'entretenir de légumes et d'envoyer sa plus jeune fille pour avoir soin d'elle quand son rhumatisme la tiendrait alitée.


Je rentrai à la Creuserie le troisième jour—content de moi. Grâce à mon initiative la brave femme ne manqua pas du nécessaire au cours des trois années qui lui restaient à vivre. Et j'eus, de ce fait, la conscience plus tranquille…

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