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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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Après vingt ans de séjour à la Creuserie, je n'étais guère plus riche qu'au moment de mon installation; c'est tout juste si j'avais pu rembourser les mille francs qu'il me restait devoir sur ma part de cheptel. Période prospère pourtant, durant laquelle certains chanceux avaient gagné beaucoup. Mais les hésitations de M. Parent, l'année 61, les canailleries de Sébert m'avaient fait des débuts trop difficiles. Et au moment où, remis à flot, je me croyais en passe de réussir, ç'avait été ce nouveau désastre: la guerre!

Ayant bénéficié depuis d'une série de bonnes récoltes, après la mort de mes beaux-parents, en 1874, je me trouvai en possession de quatre mille francs environ,—part d'héritage comprise.

Je me souciais peu de garder cet argent dans l'armoire; d'abord, il n'y faisait pas les petits, et puis je craignais les voleurs, car souvent, l'été, nous laissions la maison seule. Le notaire de Bourbon ne connaissant pour l'instant nul placement avantageux, j'en vins à songer à M. Cerbony.

M. Cerbony, le grand brasseur d'affaires de la région! Fermier de trois domaines, marchand de grains, de vins, d'engrais et de graines il cumulait tous les commerces ruraux. Un sympathique, jeune encore, de mine souriante, d'abord facile. Au contraire de la plupart des fermiers généraux qui sont arrogants et vaniteux, il donnait à tout le monde de vigoureuses poignées de mains, parlait patois avec nous autres les paysans, offrait facilement une tournée, les jours de foire. Sa maison, à un étage, avec balcons et arabesques, ses magasins bien conditionnés attiraient l'attention. Il menait grand train, voyageait beaucoup, passait pour très riche, et pour faire tout ce commerce par plaisir plus que par nécessité.

J'avais entendu dire que M. Cerbony prenait de l'argent un peu comme un banquier, en donnant comme garantie un simple billet avec sa signature. Ayant confiance en lui, je m'en fus le trouver un dimanche matin, après la première messe, sous prétexte de lui vendre mon petit lot d'avoine. Le marché conclu j'abordai l'autre affaire:

—Monsieur Cerbony, je dispose d'un peu d'argent que je voudrais placer; voulez-vous le prendre?

—Mais, sans doute… Quelle somme avez-vous? fit-il, la bouche en cœur.

—Dans les quatre mille francs, Monsieur.

—C'est bien peu… Je pourrais occuper dix mille à la fin du mois. Voyez vos voisins, vos amis; faites-moi dix mille francs entre plusieurs.

—Monsieur Cerbony, je ne connais personne qui… Si, pourtant: j'ai un voisin qui doit avoir deux mille francs à peu près.

C'était Dumont, de la Jarry d'en bas; il m'avait dit ça un jour que nous coupions ensemble une bouchure mitoyenne.

—Alors, c'est entendu; vous m'apporterez ces six mille francs à la fin du mois; je m'arrangerai pour le reste. Je tiens à vous faire plaisir, vous êtes un client… Vous savez que je paie cinq comme tout le monde. Au revoir!

J'allai trouver le soir même Dumont, de la Jarry, pour lui faire part de la combinaison; à mon grand étonnement, il ne se montra pas enthousiaste.

—Cerbony, Cerbony, dit-il, oui, c'est un homme qui fait beaucoup d'affaires, mais il est étranger au pays et, en fin de compte, on ne sait pas s'il est vraiment riche… Si ça tournait mal?

—Mais, malheureux, il gagne de l'argent gros comme lui… Si j'avais son gain d'une année, je serais sûr de vivre tranquille le reste de mes jours.

—Taratata… S'il gagne beaucoup, il dépense de même, vous le savez comme moi. Tenez, Tiennon, je veux bien vous prêter mes deux mille francs, mais à condition de n'avoir affaire qu'à vous; nous irons chez le notaire qui fera un billet… Je ne vous demande que quatre francs cinquante d'intérêts; Cerbony vous paiera cinq; vous aurez dix sous du cent pour vos peines.

Je fus sur le point, ma foi, de prendre l'argent de Dumont dans ces conditions. Mais la bourgeoise et les garçons, moins aveuglés, m'en dissuadèrent.

A l'époque convenue, je portai donc mes quatre mille francs au brasseur d'affaires, en m'excusant de ce que le voisin venait juste de prêter son argent ailleurs. Il regrettait beaucoup cette occasion manquée—ajoutai-je hypocritement.

Cerbony eut un mouvement de mauvaise humeur:

—Vous mériteriez que je vous envoie promener! Enfin, donnez tout de même ce que vous avez; mais c'est bien pour vous faire plaisir…

Il appuya sur ces mots, et son visage s'éclaira du cordial sourire habituel pendant qu'il étalait mes pièces d'or et palpait mes billets. J'étais content qu'il se montrât d'aussi bonne composition. Hélas! mon enchantement dura peu…


Au 1er mars de l'année suivante, c'est-à-dire trois mois après, comme nous étions à charger du bois dans un de nos champs en bordure de la route, le facteur de Franchesse, arrivant de prendre son courrier à Bourbon, s'arrêta pour nous causer:

—Vous ne savez pas la nouvelle?

—Et quoi donc?

—Cerbony, le fameux Cerbony, «a pris le pays par pointe» il y a trois jours. Sa femme était partie au commencement de février avec beaucoup de colis. Depuis, lui n'avait cessé de faire des expéditions; les domestiques n'y comprenaient rien; la maison restait à peu près vide et le magasin aussi. Mardi, il s'est défilé de bonne heure et n'a pas reparu. Et hier est arrivée une lettre de lui pour le maire annonçant qu'il ne reviendrait plus—il est passé en Suisse! On dit que ça va être un galimatias impossible; il devait à tout le monde!

Sur le char où j'empilais toutes longues les branches des arbres élagués, une sorte d'éblouissement me fit chanceler. Le Jean s'en aperçut et me lança un regard inquiet, cependant qu'il s'efforçait de dissimuler son trouble pour répondre au facteur.

A Bourbon, où je me rendis le soir même, chacun me confirma le désastre. Je m'abstins d'aller chez le notaire qui eût probablement ri de mon malheur, étant donné qu'il s'agissait d'argent placé en dehors de ses offices. Mais je m'en fus trouver le greffier du juge de paix,—un homme de bon conseil, bien connu des gens de la campagne—et lui exposai mon affaire en larmoyant presque. Tout en essayant de me réconforter, il déclara ne pouvoir m'être utile.

—Il n'y a rien à faire pour le moment, voyez-vous; vous serez appelé comme les autres créanciers; vous n'aurez qu'à donner vos pièces au syndic.

Chez nous, ce furent des lamentations sans fin de Victoire:

—Tant se donner de peine pour réserver quelques sous et tout perdre à la fois, mon Dieu, que c'est malheureux!

Tout le monde était triste et bien ennuyé. Il n'y eut que Charles pour se montrer philosophe, nous remonter.

—Que voulez-vous, il n'y faut plus penser; c'est perdu et puis voilà… Rien ne sera changé dans votre façon de vivre.

J'avais d'autre part la consolation de savoir très nombreux les badauds de mon espèce. Je me félicitais surtout d'avoir suivi les conseils de ma femme quant à l'argent de Dumont. Car l'honnête Cerbony, par principe, tirait le plus possible de ses victimes. Un pauvre vieux jardinier avait ainsi emprunté à une tierce personne plusieurs milliers de francs pour arriver à fournir au Monsieur la somme exigée. Dépouillé de ses économies et incapable de rembourser son prêteur, le vieillard, du rocher où se dressent les tours du vieux château, se jeta une nuit dans l'étang qui fait suite. Les laveuses au petit matin découvrirent son cadavre que les remous avaient échoué sur la rive.


Il me fallut faire des démarches embêtantes, aller plusieurs fois à Moulins, m'associer avec d'autres victimes pour consulter un avoué. Après deux ans, quand tout fut réglé, on nous donna cinq pour cent. J'avais bien dépensé en déplacements et frais divers l'équivalent des deux cents francs qui me revinrent.

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