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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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XXVI

Vers l'époque de la Saint-Jean le propriétaire vint s'installer en son castel de la Buffère. Par un hasard sans doute calculé, il nous fit sa première visite le soir, alors que nous étions réunis à la cuisine pour le souper. M. Parent l'accompagnait. Je sortis du banc, me portai à leur rencontre. M. Gorlier me toisa.

—C'est lui, le métayer? demanda-t-il à son régisseur.

—Oui, Monsieur Frédéric, c'est lui.

—Il est bien jeune… La femme?

—C'est moi, Monsieur, s'empressa Victoire.

—Ah!… Vous n'avez pas l'air très robuste?

—C'est qu'elle a trois petits enfants! reprit M. Parent, d'une voix craintive.

M. Frédéric nous demanda notre âge, à ma femme et à moi, et nous questionna sur nos origines. Nous étions fort troublés l'un et l'autre en présence de cet homme puissant et redoutable dont on nous avait tant rabattu les oreilles. Il s'en fâcha d'un ton amical.

—N'ayez pas peur, diable, je ne mange personne… Parent m'a dit que vous étiez animés d'excellentes intentions et que vous travailliez bien. Continuez comme cela et nous nous entendrons sans peine. Obéir et travailler, c'est votre rôle; je ne vous demande pas autre chose. Par exemple, ne m'embêtez jamais pour les réparations; j'ai pour principe de n'en pas faire… Et maintenant, bonsoir! Allez dormir, mes braves!

Il parlait d'une voix lente en grasseyant un peu, avec un clignotement de ses petits yeux gris; sa barbe, courte mais épaisse restait très noire, comme la chevelure, bien qu'il eût dépassé la soixantaine;—j'ai su depuis que ce beau noir était factice: il se teignait! Physionomie maussade et ennuyée malgré les apparences de bonne santé, les joues roses et pleines d'homme bien nourri. Ceux qui ont joui de tous les plaisirs ont rarement l'air heureux.

M. Gorlier revint souvent nous voir, soit à la maison, soit aux champs. Jouant avec sa canne, il causait un instant du temps et des travaux, puis tournait le dos prestement. Jamais plus, d'ailleurs, il ne fut poli comme le premier soir. Ainsi que Fauconnet, il tutoyait tout le monde et, comme il n'avait pas la mémoire des noms, ou à dessein peut-être, il appliquait invariablement à chacun le qualificatif de «Chose».

—Eh bien, Chose, es-tu satisfait de ce temps-là? Mère Chose, nous vous prendrons prochainement deux des poulets de la redevance…

Mlle Julie, la cuisinière-maîtresse, une dondon déjà mûre à la peau blanche et aux formes appétissantes, vint chercher un soir ces deux poulets-là, que ma femme engraissait à dessein depuis plusieurs semaines. Elle les soupesa, les palpa et daigna se déclarer satisfaite.

—Il faudra toujours nous les donner comme ça, Victoire; ils semblent parfaits; le coq surtout est vraiment superbe.

—Oh! oui, Mademoiselle, fis-je, «je voudrais bien que ce soit mon ventre qui lui serve de cimetière».

La grosse remarqua le mot.

—Comment avez-vous dit? reprit-elle.

Je craignis que cela ne lui ait déplu.

—Allons, répétez, voyons!

—Mademoiselle, j'ai dit qu'à ce coq-là «mon ventre servirait bien de cimetière». C'est une blague du pays que j'ai citée en manière de plaisanterie; il ne faut pas vous en fâcher; je sais bien que les poulets ne sont pas faits pour moi…

Mlle Julie partit d'un franc éclat de rire:

—Je le retiendrai, ce mot-là, Tiennon, et je le servirai à d'autres qu'il amusera, soyez sûr. Jamais encore je ne l'avais entendu.

Elle le rapporta sans tarder à M. Frédéric qui me dit, à sa première visite:

—Chose, tu as des expressions délicieuses. Je vais avoir prochainement mes amis Granval et Decaumont; nous viendrons ensemble et tu tâcheras de trouver des choses drôles comme celles que tu as dites à Mlle Julie, l'autre jour, à propos des coqs.

Plusieurs fois en effet, dans le courant du mois d'août, il amena ces deux Messieurs. Ils arrivaient fumant leurs pipes, le soir, à l'heure de la soupe, s'asseyaient perpendiculairement à la table et nous disaient à chaque fois:

—Causez, mes braves, ne faites pas attention à nous!

Mais, bien entendu, nous ne parlions que pour leur répondre quand ils nous interrogeaient directement. Les domestiques, qui couchaient dans la chambre, avaient la ressource de s'esquiver sitôt le repas fini; moi, il me fallait demeurer jusqu'à dix et quelquefois onze heures—et ma femme et la servante aussi, par ricochet. Peu leur importait, à eux, de se coucher tard, ils avaient la faculté de se lever de même! Mais que j'aie dormi ou non il me fallait être debout le lendemain à quatre heures, comme de coutume. Et qu'avaient-ils à venir flânocher ainsi dans notre maison—pour rire de mon langage incorrect, de mes réponses naïves et maladroites? Quand j'énonçais quelque formule particulièrement amusante, M. Decaumont tirait son carnet.

—Je note! je note! J'utiliserai ça pour des scènes champêtres dans mon prochain roman!

Je me hasardai à demander un jour à Mlle Julie pourquoi M. Decaumont écrivait ainsi les choses baroques que je débitais bien malgré moi. Elle me dit que c'était un grand homme, un homme célèbre qui s'occupait à faire des livres. Un grand homme! un homme célèbre! ce petit gros à figure de curé, avec des cheveux ridiculement longs qui lui tombaient sur les épaules!

—Ah! c'est fait comme ça, un homme célèbre? m'étonnai-je en toute simplicité.

Et Mlle Julie riant de bon cœur:

—Mon Dieu oui, Tiennon; il est bien comme les autres, allez, malgré ses capacités. Avec ses grands cheveux, on le prendrait plutôt pour un fou que pour un savant; et il s'amuse de tout, ainsi qu'un enfant!

Eh bien, je ne trouvais pas très loyale la façon d'agir de ce faiseur de livres… Je lui en voulais d'inscrire mes réponses pour les publier, pour que d'autres bourgeois comme lui en puissent rire à leur tour. Était-ce donc de ma faute si je parlais de façon peu correcte? Je parlais comme on m'avait appris, voilà tout. Lui, qui était resté sans doute jusqu'à vingt ans dans les écoles, avait pu acquérir la science des belles phrases. Moi, j'avais fait autre chose pendant ce temps-là. Et, à l'heure actuelle, j'employais ailleurs et aussi utilement que lui mes facultés,—car, de faire venir le pain, c'est bien aussi nécessaire que d'écrire des livres, je suppose! Ah! si je l'avais vu à l'œuvre avec moi, l'homme célèbre, à labourer, à faucher ou à battre, je crois bien qu'à mon tour j'aurais eu la place de rire! J'ai fait souvent ce souhait d'avoir sous ma direction, pendant quelques jours, au travail des champs, tous les malins qui se fichent des paysans.

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