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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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XI

M. Fauconnet, à la suite d'une scène violente avec mes parents leur donna congé.

Mon père proposait de vendre une truie avec ses petits parce qu'il n'y avait guère de nourriture cette année-là. Le maître la voulait garder.

—Nous achèterons du son, fit-il.

Mot fatal! On avait cru s'apercevoir que le règlement de la dernière Saint-Martin comportait aux dépenses beaucoup plus de son qu'il n'y en avait eu d'acheté. Deux bœufs gras, vendus en dehors de la présence de mon père, semblaient d'autre part d'un bon marché dérisoire. Ma mère avait juré souvent que Fauconnet n'emporterait pas cela en terre. Elle profita donc de ce qu'il parlait de son pour dire qu'il n'aurait pas à porter aux dépenses celui qu'il se proposait d'acheter, attendu qu'il en avait compté au moins mille livres de trop l'année précédente.

—Dites tout de suite que vous me prenez pour un voleur! fit-il, selon sa coutume.

Alors mon père, sortant de sa passivité ordinaire, fut comme un mouton enragé:

—Eh bien oui, là, vous êtes un voleur!

Et de parler des bœufs gras; et de citer d'autres choses plus anciennes en s'efforçant à des preuves.

—Oui, oui, vous êtes un voleur! Si vous aviez agi honnêtement j'aurais peut-être trois ou quatre mille francs devant moi alors que je n'ai pas le sou. Oui, vous êtes un voleur!

Fauconnet, malgré son toupet, blêmit. Son visage glabre eut des plissements plus accentués. Furieux, il se prit à menacer:

—Vous viendrez raconter cela devant les juges, mes agneaux! Je vais vous attaquer pour injures et pour atteintes à l'honneur; vous ne savez pas ce qui vous pend au nez, soyez sûrs… En attendant, Bérot, cherche un autre domaine, vieux malin!

Il sortit en vitesse, alla quérir lui-même son cheval à l'étable, cria de nouveau en partant:

—Avant peu vous saurez comment je m'appelle! Au revoir!


En osant cela, mes parents savaient aller au devant d'un congé certain: cette conséquence prévue les laissa donc indifférents. Mais ils s'effrayèrent de la menace d'un procès, et leurs appréhensions étaient partagées par tous. Car, devant les juges, avec les meilleures raisons, les malheureux se trouvent avoir tort. Le maître, nanti de papiers, présenterait des comptes qui auraient l'air d'être justes. Qu'importerait notre seule bonne foi maladroitement exprimée? Il aurait gain de cause…

—Mon Dieu! mon Dieu! les hommes de loi vont tout nous prendre, ils feront vendre aux enchères le mobilier et les instruments! gémissait ma grand'mère dix fois par jour.

Terreurs vaines cependant. Fauconnet se garda de porter plainte. Au fond, malgré la supériorité de sa situation, lui aussi avait peut-être peur des juges!

Il s'en tint à nous faire toutes les misères possibles, exigeant que les conditions du bail fussent suivies à la lettre, nous privant de la pâture des trèfles, de façon qu'il nous fallut acheter du foin et que notre cheptel se trouva quand même en mauvais état pour l'estimation de Saint-Martin. Il agit de telle sorte que mon père fut redevable à la sortie d'une somme qu'il ne put fournir. Le maître, alors, de frapper d'une saisie la récolte en terre qu'il garda toute—profitant seul par ce moyen de notre travail de la dernière année…


Quand je le vis par la suite mettre ses fils dans les grandes écoles, faire de l'aîné un médecin, du second un avocat, et du troisième un officier; quand je le vis plus tard acheter, à Agonges, un château et quatre fermes, vieillir et mourir dans la peau d'un gros propriétaire terrien, je compris mieux encore combien l'épithète de «voleur» lui avait été justement appliquée.

Car il était d'origine très pauvre, fils d'un garde particulier et petit-fils d'un métayer comme nous.

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