La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XXXI
Quelques-uns des progrès du siècle arrivaient jusqu'à nous, malgré que, chacun dans leur sphère d'action, M. Gorlier, M. Parent, ma femme, fissent tout leur possible pour se mettre en travers.
Les écoles commençaient à se peupler. Les commerçants du bourg, les plus huppés des campagnards y envoyaient leurs enfants; il y avait aussi quelques places gratuites pour les pauvres, dont bénéficiaient surtout les petits des métayers du maire.
J'aurais bien voulu que mon Jean sût lire et écrire pour être à même ensuite de tenir nos comptes. M. Gorlier étant conseiller municipal et ami du maire, je me crus autorisé à lui dire, un jour qu'il félicitait le petit Jean sur sa bonne mine:
—Monsieur Frédéric, il lui faudrait à présent quelques années d'école.
Il tira coup sur coup trois bouffées de sa grande pipe en écume de mer et répondit:
—L'école! l'école!… Et pourquoi faire, sacre-bleu? Tu n'y es pas allé, toi, à l'école; ça ne t'empêche pas de manger du pain! Mets donc ton gamin de bonne heure au travail; il s'en portera mieux et toi aussi.
—Pourtant, Monsieur Frédéric, ça lui rendrait service de savoir un peu lire, écrire et compter. Pour qu'il soit moins bête que moi, je tâcherais de me priver de lui encore quelques années, au moins pendant l'hiver…
—Dis-moi un peu ce que tu aurais de plus si tu savais lire, écrire et compter? L'instruction, c'est bon pour ceux qui ont du temps à perdre. Mais toi tu passes bien tes journées sans lire, n'est-ce pas? Tes enfants feront de même, voilà tout… D'ailleurs, une année d'école coûte au moins vingt-cinq francs. Si tu envoies ton aîné en classe, tu ne pourras guère te dispenser d'y envoyer les autres; il t'en faudra de l'argent!
—Monsieur Frédéric, vous pourriez peut-être m'obtenir une place gratuite…
—Une place gratuite! Le nombre en est très limité des places gratuites; il y a toujours dix demandes pour chacune. N'y compte pas, Chose, n'y compte pas… Et je te répète qu'il vaut mieux mettre ton gas à garder les cochons que de l'envoyer à l'école.
Le bourgeois bourrait sa pipe avec rage; sa voix, ses gestes accusaient de l'impatience. Comprenant qu'il avait des griefs contre l'instruction, craignant de le mécontenter en insistant, je m'en tins à cette unique tentative. Et mes enfants n'allèrent pas en classe.
Pour la culture, je n'étais pas de ceux qui aiment à se lancer dans les nouveautés, dans les frais, sans savoir ce que seront les résultats. Mais pourquoi faire grise mine à ce que l'expérience démontre avantageux? Dès mon entrée à la Creuserie, je m'étais muni de deux bonnes charrues qui faisaient plus vite que l'araire du bien meilleur travail et d'une herse aux dents de fer. J'aurais voulu décider le régisseur à adopter la chaux, mais il reculait devant la dépense, à vrai dire assez considérable. Sa grande préoccupation était de pouvoir verser au propriétaire une somme au moins équivalente à celle de l'année d'avant. C'est que M. Gorlier, quand il y avait baisse, savait fort bien dire avec une moue de dépit:
—Bientôt les revenus de mes propriétés ne suffiront plus à payer l'impôt!…
Et, un jour que le sous-ordre trembleur osait aborder cette question de la chaux:
—Si j'avais voulu m'occuper moi-même de mes biens, il est clair que je ne vous aurais pas pris comme régisseur! Arrangez-vous à tirer des domaines tout ce qu'ils peuvent donner, de façon à ce que les bénéfices aillent en augmentant. Ce n'est pas à moi à vous indiquer les moyens d'y parvenir.
M. Parent restait donc perplexe, hésitant entre la crainte des débours à faire de suite et le désir d'augmenter les rendements futurs. Mais la crainte l'emportait et nous en restions là.
Or, le propriétaire étant venu nous voir à la moisson me demanda si la récolte s'annonçait bonne.
—Ni bonne, ni mauvaise, Monsieur Frédéric, répondis-je; elle serait certainement bien meilleure si nous avions mis de la chaux.
—Ça donne de bons résultats, cette chaux? questionna-t-il d'un air indifférent, tout en faisant des moulinets avec sa canne autour de la tête d'un gros chardon.
—Oh! oui, Monsieur Frédéric. On rentre souvent dans ses frais dès la première année; les récoltes d'avoine et de trèfle qui viennent après le blé sont bien meilleures,—et cela est bénéfice clair. Les avantages ensuite continuent à se faire sentir assez longtemps.
Il partit sans un mot; il s'en alla chez Primaud de Baluftière, chez Moulin du Plat-Mizot et, successivement, dans tous les domaines. L'unanimité des avis entraîna son adhésion—et des ordres en conséquence.
Trois jours après, M. Parent nous annonça qu'il s'entendait avec des charretiers pour faire amener de la chaux dans nos guérets.
Par économie aussi, Victoire était opposée à toute réforme dans les choses la concernant. En raison du perfectionnement des petits moulins du pays, il était devenu possible de faire séparer le son d'avec la farine. Beaucoup commençaient à user de cette amélioration, et il y en avait même qui, remplaçant le seigle par le froment, mangeaient du vrai pain de bourgeois! De ces derniers, par exemple, on parlait avec un peu d'ironie, prévoyant qu'ils couraient aux abîmes.
Sans me risquer ainsi, tout en continuant à mettre dans chaque sac deux mesures de froment et trois de seigle, j'aurais désiré faire sortir le son. A chaque fois que j'envoyais du grain moudre, je reparlais de l'affaire,—toujours désapprouvé par la bourgeoise:
—Il faut déjà payer les domestiques assez cher, ce n'est pas la peine de les nourrir au pain blanc!
En présence de ce parti pris obstiné, je m'avisai d'un stratagème. Le meunier, de connivence avec moi, dit, en nous ramenant la provision, qu'il en avait par mégarde retiré le son, ainsi qu'il faisait à présent, pour presque tout le monde. Je le tançai d'un ton de mauvaise humeur, l'invitant à faire attention à son ouvrage s'il tenait à nous conserver comme clients. Mais nous avions de la farine pour un trimestre. Et après, Victoire elle-même n'osa pas proposer de revenir en arrière.
A partir de ce moment, nous eûmes toujours du bon pain,—d'autant meilleur que je baissai progressivement la proportion de seigle, jusqu'à arriver à la supprimer tout à fait quand la moyenne de nos récoltes de blé eut augmenté, du fait de l'adoption de la chaux.
Beau jour vraiment que celui où je vis trôner sur la table la miche réservée de mon enfance! Les jeunes d'aujourd'hui trouvent des fois médiocre notre pain de bon froment pour peu qu'il soit un peu dur. Ah! s'ils étaient remis pour quelque temps au pain noir et graveleux d'autrefois, ils apprendraient vite à l'apprécier!
Je cite comme caractéristiques ces trois faits d'entrave aux idées nouvelles, mais il s'en produisit bien d'autres, de la part de M. Gorlier au point de vue de l'amélioration générale, de la part de M. Parent pour les choses de la culture, et de la part de ma femme pour celles de la cuisine.