La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XXIX
Victoire souffrait souvent de l'estomac et aussi de névralgies très douloureuses qui l'obligeaient à garder plusieurs jours de suite un mouchoir en bandeau autour de la tête,—sous lequel s'amenuisait encore son pauvre visage tiré, minci, vieilli, aux yeux toujours cernés. Cela n'était pas pour améliorer son caractère taciturne et plutôt difficile. Elle vivait dans un état d'agacement perpétuel, broyant du noir, s'exagérant le mauvais côté des choses. Et de se lamenter sans cesse sur les ennuis en perspective.
—Il va falloir du pain jeudi; le même jour nous aurons à battre le beurre et à plumer les oies; jamais nous n'en pourrons voir le bout!
Ou bien:
—Il devient indispensable de faire la lessive; nous n'avons plus de linge. Et le mauvais temps continue toujours. Mon Dieu, que c'est ennuyeux!
Elle se lamentait de même si l'un des enfants souffrait, si les récoltes s'annonçaient mal, si les couvées ne réussissaient pas, si le jardin manquait de légumes et si les vaches diminuaient de lait. Aux repas, elle ne se mettait jamais à table—s'occupant à cuisiner, à surveiller, à servir les petits.
—Mais prends donc le temps de manger, voyons, bourgeoise! disais-je parfois.
—Oh! pour ce qu'il me faut!
Elle se contentait d'avaler en circulant un peu de soupe claire. Par comparaison j'avais quelque honte de mon appétit robuste. Les jours où «ça la tenait dans l'estomac», elle levait les gognes[5] tout à fait, disant n'avoir envie de rien. Je l'engageais à se préparer un peu de soupe meilleure, ou bien un œuf à la coque. Mais elle prélevait seulement une tasse de bouillon dans la soupière commune.
[5] Expression bourbonnaise s'appliquant aux personnes tristes, dégoûtées, malades.
Encore que la servante fût chargée de toutes les grosses besognes, le rôle de Victoire restait très chargé. Les enfants, la basse-cour, les repas, une bonne part du ménage, sans compter, quand le lait donnait, la préparation du beurre et du fromage, il y avait là de quoi fatiguer une plus robuste qu'elle. Intelligente, elle savait tirer le meilleur parti de toutes ses denrées vendues au marché de Bourbon chaque samedi. Économe, elle rabrouait souvent la servante coupable de ménager trop peu le savon, la lumière, le bois pour le feu. Certes la pauvre fille n'avait pas toutes ses aises.
Il arriva même que notre maison fût un peu décriée… On se plaignait de mon activité au travail; on disait la bourgeoise méchante et intéressée. Les domestiques, garçons et filles, y regardaient à deux fois pour se louer chez nous. Nous étions obligés de les payer au prix fort.
Les petits avaient rarement à souffrir de la mauvaise humeur de leur mère. Parfois insupportables, ils achevaient, aux mauvais jours, de lui casser la tête, mais elle ne les battait jamais.
Pour mon compte, je n'avais guère le loisir de m'occuper d'eux; c'est à peine si je trouvais quelques instants le dimanche pour les faire sauter sur mes genoux; mais je m'abstins toujours de les brutaliser. S'ils ne furent pas, en raison de notre vie laborieuse, caressés, cajolés, mignotés comme d'aucuns, au moins ne furent-ils jamais talochés… Et je crois qu'ils nous aimaient vraiment…
Quand quelques-uns de nos parents venaient nous faire visite, Victoire s'efforçait à l'amabilité. En dehors de la fête patronale, le fait se produisait assez peu,—car on ne considérait pas comme étranger le père Giraud qui, retraité à Franchesse, faisait chez nous de fréquentes apparitions. Le pauvre vieux nous arriva un jour bien attristé; un papier officiel venait de lui apprendre la mort de son fils, le soldat d'Afrique, qu'une mauvaise fièvre avait tué, quelques mois avant l'expiration de son deuxième congé,—c'est-à-dire de sa rentrée en France avec une place.
Les enfants de mon parrain et ceux de mon frère vinrent à tour de rôle nous prier à leurs noces. On faisait à chaque fois, selon l'usage, quelques préparatifs pour les recevoir.
Au jour du mariage je me rendais presque toujours seul à Saint-Menoux. Je buvais sec dans ces occasions-là et tenais bien ma place à table. Il m'arrivait, oubliant les soucis coutumiers, de me lancer tout à fait, de chanter, de danser comme les jeunes!
Une visite inattendue fut celle de Gaussin et de sa femme, revenus faire un tour au pays après dix ans d'absence. Ils se présentèrent chez nous, un soir, à l'improviste, et rirent beaucoup de notre extrême surprise. J'eus de la peine à reconnaître la Catherine dans cette dame à chapeau qui parlait si bien; et son mari, avec sa figure rasée de larbin et ses beaux habits de drap, ne rappelait guère le Gaussin d'autrefois. Leur petit Georges était poli, vif, enjoué et gentil comme tout; il n'eût demandé qu'à prendre contact avec notre Jean, notre Charles et notre Clémentine; mais eux, trop peu habitués à voir des étrangers, demeurèrent à l'écart, sournois et taciturnes.
Je passai une bonne soirée à causer, à jarjoter comme on dit, avec ma sœur et mon beau-frère. On les retint à coucher, mais ils partirent dans la journée du lendemain. N'ayant qu'un congé de quinze jours, et tenant à voir les deux familles, ils ne pouvaient rester longtemps dans chaque maison.
Deux ou trois fois vint aussi le verrier de Souvigny qui avait épousé la sœur aînée de Victoire. C'était un homme entre deux âges, assez corpulent, teint blême et moustache rousse. Il toussait, la voix rauque, la poitrine usée doublement par son travail de souffleur et par l'alcool,—et l'idée de la mort le hantait souvent.
—Dans notre métier, on est usé à quarante ans; rares sont ceux qui vivent jusqu'à cinquante. Mon tour sera vite venu de tirer le pissenlit par la racine!
Mais il tenait à jouir de son reste,—exigeant une bonne cuisine, de la viande et du vin tous les jours. Ce qui ne l'empêchait pas de dépenser beaucoup hors de chez lui; plusieurs gouttes le matin, la chopine ou l'apéritif le soir—sans parler de grosses «bombes» les jours de paie, les jours de fête. Aussi les ressources n'abondaient-elles jamais. Il y avait des périodes où le boulanger, le boucher, l'épicier ne voulaient plus rien donner à crédit; alors, il entrait dans des colères épouvantables, cognait la femme et les gosses. La femme, bien plus vieillie encore que Victoire, les cheveux blanchis avant l'âge, avait une expression craintive et résignée qui faisait peine. Les enfants: de petits maigriots, rusés et sournois, précocement vicieux.
Ma bourgeoise, à qui sa sœur avait fait souvent des confidences, n'ignorait rien des dessous du ménage; elle mettait cependant les petits plats dans les grands, se donnait tout le mal possible pour satisfaire son beau-frère. Nous ne sympathisions guère. Il affectait de mépriser la culture. J'ignorais tout des choses de son métier, et ses blagues à l'emporte-pièce me déroutaient… D'où une gêne pesante—et mon grand contentement de le voir s'en aller.
Les jours suivants, la patronne se montrait plus grincheuse encore que de coutume,—en rançon de ses efforts antérieurs d'amabilité. Nous gagnions tous à ce que les visites soient rares.