La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XXX
C'est bon pour les riches, c'est bon pour ceux qui ont du temps à perdre, de songer aux intrigues amoureuses. Avec une vie remplie comme l'était la mienne le diable ne peut guère tenter!
La chose arriva cependant la cinquième année de mon séjour à la Creuserie,—tout à fait par hasard il est vrai.
Ma femme, en raison de son état maladif, était bien détachée des plaisirs d'amour. Je n'osais m'approcher d'elle, certain d'être mal reçu. Et cela contribuait encore à refroidir nos relations. Néanmoins, je ne me donnais pas la peine de chercher ailleurs.
A la maison même, j'aurais pu sans doute trouver l'occasion avec nos servantes, dont quelques-unes n'eussent pas été, je pense, aussi farouches que la petite Suzanne, de Fontbonnet. Mais dans ces conditions, l'histoire finit toujours par être découverte; il en résulte des brouilles difficiles à raccommoder et c'est d'un exemple déplorable pour les enfants.
Donc vers la mi-juillet, un orage ayant rafraîchi les terres, je profitai de la période d'accalmie, entre foins et moisson, pour herser nos guérets. J'étais, ce matin-là, dans un champ assez éloigné de chez nous, à droite du chemin de Bourbon à Franchesse, à proximité de la petite locature des Fouinats.
Victoire m'ayant envoyé à déjeuner par la servante, j'arrêtai mes bœufs à l'ombre d'un vieux poirier, non loin de la chaumière dont j'apercevais les murs en pisé et le toit de paille, au sommet duquel croissaient des plantes vertes. Le locataire travaillait toujours au loin dans les fermes; sa femme, une blonde assez appétissante, allait aussi en journée quelquefois; ils n'avaient pas d'enfants.
Or, le soleil était chaud et la soupe un peu salée… Après avoir mangé, la soif me prit et l'idée me vint, tout naturellement, d'aller demander à boire à la Marianne, que je savais chez elle pour l'avoir entendu appeler ses poules. Mes bœufs ruminaient tranquilles; je décrochai, par mesure de prudence, la chaîne qui les attelait à la herse, et me hâtai vers la maison.
La Marianne, vêtue seulement d'un jupon court et d'une chemise, procédait à sa toilette. Elle avait ramené en avant pour les peigner ses cheveux défaits, dans lesquels se jouait un rayon de soleil; ils me semblèrent soyeux et attirants; ils la nimbaient d'une auréole, comme on en voit aux saintes des images ou des vitraux. Sa figure, quoique brunie par le hâle, avait des tons roses; ses épaules nues étaient rondes et pleines, et ses seins libres apparaissaient, rotondités tentatrices, au-dessus de l'échancrure de la chemise.
Je sentis dès l'abord courir une petite fièvre dans mon organisme.
—Bonjour, Marianne; je vous dérange? fis-je en entrant.
Elle tourna à demi la tête:
—Ah, c'est vous, Tiennon! Vous me trouvez dans une drôle de tenue…
—Vous êtes chez vous: c'est bien le moins que vous ayez la liberté de vous mettre à l'aise… Je venais vous demander à boire.
—C'est bien facile.
Sans même prendre le temps de renouer ses cheveux, elle alla prendre sur le dressoir un grand pichet de terre jaune qu'elle remplit au seau, derrière la porte, et me le tendit. Je la dissuadai d'aller chercher un verre, et bus à la régalade presque toute l'eau du pichet.
—Vous aviez donc bien soif? dit la Marianne en souriant dans sa toison défaite, à moins que vous ne la trouviez meilleure que celle de chez vous.
—C'est peut-être les deux, répondis-je. Vous savez bien que le changement…
Elle comprit l'allusion: ses joues se colorèrent et son sourire se fit moqueur.
—Ça dépend… Il y a des choses qui ont toujours le même goût! fit-elle.
—Vous le savez par expérience? demandai-je malicieusement.
Et comme elle ne s'éloignait pas, je plongeai l'une de mes mains dans le flot d'or de ses cheveux dénoués, alors que l'autre allait se perdre dans la bâillure de la chemise, entre les mamelons tentateurs!
La Marianne n'eut aucune révolte; il me sembla même qu'elle provoquait mes caresses. Et nous allâmes jusqu'au bout de la faute…
Je sortis plutôt troublé, m'attendant presque au reproche ironique de la nature entière. Mais le soleil brillait comme avant; mon guéret avait la même teinte rougeâtre d'argile lavé; les cailles chantaient de même dans les blés jaunissants; les hirondelles et les bergeronnettes voletaient autour de moi comme si rien d'anormal ne s'était passé… Et rentrant à la ferme, mon attelée faite, je ne constatai nul changement dans les façons d'être à mon égard de la bourgeoise, des enfants, des domestiques,—non plus que de M. Parent, le régisseur, qui vint dans l'après-midi. Cela me fit concevoir une moindre gravité de l'acte irrémédiable.
Mes relations avec cette femme se continuèrent pendant dix-huit mois, plus ou moins suivies selon les circonstances. Nous avions tous deux le souci de ne pas nous faire remarquer, de sauver les apparences. Il fallait donc que j'aie des motifs pour aller seul du côté des Fouinats, soit à l'occasion d'un travail, soit pour visiter les bêtes au pâturage. Il y avait des périodes où, les bons prétextes difficiles à trouver, je restais plusieurs semaines sans la voir.
Hélas! on a beau être prudent: à la campagne il faut peu de chose pour provoquer des clabauderies… La Marianne ne me demandait jamais d'argent et je ne lui en offrais pas, bien entendu. Seulement je lui permettais de conduire ses chèvres dans mes champs d'alentour, d'y prendre de l'herbe pour ses lapins, et je fermais les yeux volontairement quand ses volailles causaient quelques dégâts aux emblavures. Les domestiques, les voisins s'intriguèrent de cette tolérance. Je dus être guetté; on s'aperçut que je faisais des haltes à la maison;—et de jaser…
M. Parent, l'année suivante, donna congé aux gens de la locature qui s'en allèrent du côté de Limoise. Ainsi finirent nos amours—dont Victoire ne sut jamais rien, j'imagine.
Son père, par contre, m'avait fait un jour, confidentiellement, des remontrances assez sévères, accueillies en toute humilité…