La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
LVII
Au cours de ces grandes chaleurs de 1893, la mort—qu'il avait tant souhaitée—délivra enfin mon pauvre martyr de frère…
En novembre de cette même année, ma vieille servante entra au service d'un curé, espérant y être plus tranquille que chez nous.
J'en engageai une autre, une grande bringue, bêbête et méchante, qui ronchonnait à tout propos et bousculait ma sœur à la moindre frasque. Plus tard, je découvris qu'elle prélevait la dîme sur la vente de mes denrées au marché de Saint-Hilaire, et qu'elle buvait à mes dépens des tasses de café, des bols de vin sucré. Je la conservai quand même, préférant tout supporter que de changer encore, et sachant que je n'arriverais jamais à trouver la ménagère idéale.
Nous fûmes pris par la grippe, la Marinette et moi, au cours de l'hiver tardif et rude de 1895;—Madeleine, la femme de Charles, dut venir de Puy-Brot pour nous soigner. Cette maladie emporta la malheureuse innocente, d'ailleurs très affaiblie depuis un certain temps. Et, pour moi aussi, je crus que ç'allait être la fin, tellement je me sentais sans force, miné par la fièvre, épuisé par une toux caverneuse qui m'arrachait l'estomac. Je guéris pourtant, péniblement à vrai dire, après être resté traînard et courbaturé pendant plusieurs mois,—et ne retrouvant plus qu'une petite part de la vigueur que j'avais conservée jusque-là.
Alors j'aspirai au jour où, mon bail fini, je pourrais retourner avec mes enfants.
Durant cette période, mes idées tournèrent souvent au lugubre. Je me voyais rester là tout seul, comme un vieil arbre oublié dans un taillis au milieu de la poussée des jeunes. Un à un, ceux que j'avais connus s'en étaient tous allés… Morte, ma grand'mère en châle brun et chapeau bourbonnais.—Mort, l'oncle Toinot qui avait servi sous le grand empereur et tué un Russe.—Morts, mon père et ma mère,—lui bon et faible, elle souvent dure et mauvaise d'avoir été trop malheureuse.—Morts, le père et la mère Giraud, mes beaux-parents, et leur fils, le soldat d'Afrique, et leur gendre, le verrier, qui parlait toujours de tirer le pissenlit par la racine…—Morts, mes deux frères et mes deux sœurs.—Morte, la Victoire, bonne compagne de ma vie, dont les défauts ne m'apparaissaient à la fin que très peu sensibles, comme devaient lui apparaître les miens, sous l'effet de l'accoutumance.—Morte, ma petite Clémentine, douce et mutine.—Morte, ma nièce Berthe, délicate fleur de Paris, des suites d'une couche pénible.—Morts, Fauconnet père et fils, Boutry, Gorlier, Parent, Lavallée, Noris.—Morts, tous ceux qui avaient joué un rôle dans ma vie, y compris Thérèse, ma première amoureuse. Je les revoyais souvent; ils défilaient de compagnie dans mes rêves de la nuit, dans mes souvenirs de la journée. La nuit, ils revivaient pour moi; mais le jour, il me semblait à de certains moments marcher entre une rangée de spectres…
Et pourtant, pas plus qu'autrefois, l'idée de la mort ne m'effrayait pour moi-même. Ah! mes premières émotions funèbres à la Billette, lors du décès de ma grand'mère! Mon serrement de cœur à l'entrée de la grande boîte longue où on devait la mettre, et ma tristesse poignante, sincère, en entendant tomber les pelletées de terre sur le cercueil descendu dans la fosse! J'avais trop vu de scènes semblables depuis; et mon cœur à présent restait dur et fermé. A chaque nouveau convoi s'accroissait mon indifférence. Et pourtant mon tour approchait d'être couché dans une caisse semblable qu'on descendrait aussi, avec des câbles, au fond d'un trou béant—et sur laquelle on jetterait par pelletées le gros tas de terre resté au bord, comme la barrière infinie qui sépare la mort de la vie! Mais cette pensée même ne me faisait pas ému…
Je m'intéressais d'ailleurs à toutes les floraisons d'énergie épanouies derrière moi. Mes fils étaient les hommes sérieux, les hommes vieillissants de l'heure actuelle. Mes petits-fils représentaient l'avenir; ils avaient l'air de croire que ça ne finirait jamais… Pourtant, l'enfance, derrière eux, gazouillait, croissait…