La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
III
Comme pâtre dans la Breure je commençai à me rendre utile. Le troisième été d'après notre installation au Garibier, la Catherine, ayant dépassé ses douze ans, dut remplacer la servante que ma mère avait occupée jusqu'alors; elle lâcha les brebis pour les besognes d'intérieur et les travaux des champs. J'avais sept ans; on me confia la garde du troupeau.
Avant cinq heures, maman me tirait du lit et je partais, les yeux gros de sommeil.
Un petit chemin tortueux et encaissé conduisait à la pâture. Il y avait de chaque côté des bouchures énormes sur de hautes levées avec une ligne de chênes têtards et d'ormeaux aux racines noires débordantes, à la ramure très feuillue. Cela faisait cette «rue creuse» toujours assombrie et un peu mystérieuse—si bien qu'une crainte mal définie m'étreignait en la parcourant. Il m'arrivait d'appeler Médor, consciencieusement occupé à harceler les brebis, pour l'obliger à marcher tout près de moi, et je mettais ma main sur son dos pour lui demander protection.
A la Breure, en présence du large horizon, je respirais plus à l'aise. Vers le levant, vers le midi, la vue s'étendait par delà une vallée fertile de grande importance jusqu'au coteau dénudé, au gazon roussi, qui précédait le bois de Messarges. Quelques champs cultivés se voyaient au nord. Et au couchant régnait la forêt, peuplée là de grands sapins aux troncs suintants de résine qui m'envoyaient leur senteur âcre.
Mais la Breure elle-même était suffisamment vaste—et magnifique par beau temps à l'heure matinale où j'y arrivais. La rosée, sous la caresse du soleil, diamantait les grands genêts, les fougères dentelées, les bruyères grises, les touffes de pâquerettes blanches dédaignées des brebis et masquait d'une buée uniforme l'herbe fine des clairières. Cependant que des bouchures, des buissons et de la forêt s'élevaient sans fin des trilles, vocalises, pépiements et roucoulements, tout le concert enchanteur des aurores d'été.
Pieds nus dans des sabots plus ou moins fendillés et informes, jambes nues jusqu'aux genoux, je sillonnais mon domaine en sifflotant, à l'unisson des oiseaux. La rosée des arbustes mouillait ma blouse et ma culotte, dégoulinait sur mes jambes grêles. Mais le soleil avait vite fait d'effacer les traces de cette aspersion. Je craignais davantage les ronces rampant traîtreusement au bas du sol, sous le couvert des bruyères; souvent j'étais arrêté, griffé cruellement par quelqu'une de ces méchantes; j'avais toujours le bas des jambes ceinturé de piqûres, soit vives, soit à demi guéries.
J'apportais dans ma poche un morceau de pain dur avec un peu de fromage et je cassais la croûte assis sur une de ces pierres grises qui montraient leur nez entre les plantes fleuries. A ce moment, un petit agneau à tête noire, très familier, ne manquait jamais de s'approcher pour attraper quelques bouchées de mon pain. Mais un second prit l'habitude de venir aussi, puis un troisième, puis d'autres encore—et ils auraient mangé sans peine toutes mes provisions, si j'avais voulu les croire… Sans compter que Médor, s'il n'était pas à la poursuite de quelque gibier, venait aussi; même il bousculait les pauvres agnelets—sans leur faire de mal, d'ailleurs—afin d'être seul à me solliciter de ses bons grands yeux suppliants. Je lui jetais au loin de tout petits morceaux, et les bêleurs profitaient vite de l'instant où il s'écartait à leur recherche pour venir happer dans ma main leur part de la distribution…
Cela m'amusait, et beaucoup d'autres épisodes de moindre importance. Je regardais voler les tourterelles, détaler les lapins; je faisais le tour du terrain en suivant les bouchures pour trouver des nids; je saisissais dans l'herbe un grillon noir ou une sauterelle verte que je martyrisais sans pitié; ou bien, plaçant sur ma main l'une de ces petites bestioles au dos rouge tacheté de noir que les Messieurs nomment «les bêtes à bon Dieu» et qu'on appelle ici des «marivoles», je lui chantais ce refrain appris de la Catherine:
Et c'était en effet pour la pauvrette le meilleur parti que de s'envoler au plus vite; à demeurer, elle risquait fort d'être mise en piteux état.
Tout de même je trouvais parfois le temps bien long! J'avais ordre de ne rentrer qu'entre huit et neuf heures, quand les moutons, à cause de la chaleur, se mettent à groumer, c'est-à-dire se tassent, tête baissée, dans quelque coin ombreux. Rentrant trop tôt, j'étais grondé et même battu par ma mère qui ne riait jamais et donnait plus volontiers une taloche qu'une caresse. Je restais donc jusqu'au moment où l'ombre du frêne, à droite de l'entrée, s'allongeant perpendiculairement sur la claie m'annonçait huit heures. Mais attendre jusque-là—et, le soir, attendre dans cette même solitude la nuit tombante, quel dur calvaire! Des fois, pris de peur et de chagrin, je me mettais à pleurer, à pleurer sans motif, longtemps… Un froufroutement subit dans le bois, la fuite d'une souris dans l'herbe, un cri d'oiseau non entendu encore, il n'en fallait pas davantage aux heures d'ennui pour me tirer des larmes.
Ma première grande terreur ne survint pourtant qu'après plusieurs semaines. C'était au cours d'une chaude après-midi où des bourdonnements endormeurs d'insectes bruissaient dans l'atmosphère lourde. Déambulant, les yeux ensommeillés, j'aperçus soudain au bord du fossé qui longeait le bois un grand reptile noir gros comme un manche de fourche et presque aussi long,—une couleuvre sans doute. Mais, n'ayant jamais vu que quelques lézards et quelques orvets, ayant entendu parler des vipères comme de «mauvaises bêtes» particulièrement dangereuses, je me crus en présence d'une énorme vipère noire. Je battis en retraite d'abord, puis revins à petits pas prudents avec le désir de la voir encore: elle avait disparu.
Un quart d'heure après, ayant oublié déjà cet incident, j'étais assis à quelque distance, en train de taillader avec mon couteau une branche de genêt, quand je revis la vipère noire qui rampait dans les bruyères, venant de mon côté très vite. Instinctivement, je me pris à courir dans la direction des moutons. Hélas! j'avais compté sans les ronces traînantes… Avant que j'aie parcouru vingt mètres, il s'en était trouvé une pour m'entraver et me faire tomber. Affolé, sanglotant, tremblant, je n'eus pas tout d'abord la force de bouger. Et voilà que je sens un attouchement singulier sur mes jambes nues, et qu'au derrière de la tête quelque chose de frais m'effleure… Je crus que la vipère noire, m'ayant rejoint, s'étirait sur mon corps! Sous le coup de l'angoisse immense, je me levai d'un bond. Il n'y avait autour de moi nul agresseur reptilien ou autre, mais seulement deux êtres amis venus pour m'affirmer leur sympathie: le bon Médor m'avait léché les jambes et le petit agneau à tête noire avait posé son museau sur ma nuque. Je me remis un peu de ma grosse émotion, mais rentrai tout de même à la nuit tombante avec des traces de larmes, un visage encore convulsé par les sanglots. Pour le coup, ma mère me coupa une tranche de la ribate de froment et me gratifia de quelques poires Saint-Jean qu'elle avait trouvées sous le poirier de la chénevière. Je n'en eus pas moins une nuit agitée avec délire et cauchemars—mes parents durent se lever à plusieurs reprises pour me calmer.
Le lendemain j'eus licence de longuement dormir;—comme les foins étaient en passe d'être finis, ma grand'mère me remplaça auprès des moutons.
Quelques jours après, le seigle mûr, il me fallut repartir—au-devant d'une nouvelle frayeur peut-être plus vive encore.
J'assemblais en bouquet des pâquerettes blanches et des bruyères roses, quand un jappement avertisseur de Médor me fit lever la tête. Sortait du bois et s'avançait de mon côté un grand gaillard à barbe noire portant sur son épaule un tonnelet au bout d'un bâton.
De par l'isolement de notre ferme, j'avais rarement l'occasion de voir des étrangers, sauf pourtant ceux des fermes voisines: les Simon de Suippière, les Parnière de la Bourdrie, et, quelquefois, les Lafont de l'Errain. En voyant venir ce grand noir qui n'était ni de Suippière, ni de la Bourdrie, ni de l'Errain, je restai figé de stupeur.
Il m'appela:
—Petit! (il prononçait pequi). Eh, pequi, viens voir un peu là!…
Je songe aux histoires de malfaiteurs et de brigands entendues aux veillées d'hiver. Sans répondre ni attendre plus, je me mets à courir du côté de la barrière. Et me voici dans la rue creuse trottant toujours vers la maison. Cependant l'homme à barbe noire de crier derrière moi:
—Pourquoi te sauves-tu, pequi? Je ne veux pas te faire de mal.
Il me suit toujours et, rien qu'en marchant de son pas naturel, il me gagne de vitesse. Quand je me hasarde à jeter en arrière un coup d'œil craintif je le vois qui approche. Et quand je débouche dans la cour il est vraiment sur mes talons. N'importe, je me crois sauvé,—de par mon refuge à la maison. Surprise! la porte est fermée à clé… Trop las pour courir encore, je me blottis dans l'embrasure, poussant des cris comme si l'on m'égorgeait. L'homme des bois se fait très doux:
—Pourquoi pleures-tu? Je ne suis pas méchant, va! Au contraire, j'aime bien les pequis enfants.
Il me tapote les joues, et, en dépit de mes larmes, je remarque qu'il a les mains racornies, la figure maigre et de bons yeux limpides sous d'épais sourcils noirs. Il répète sa phrase du début:
—Je ne veux pas te faire de mal…
Et me demande:
—Où sont donc tes parents?
Il n'a pas l'accent du pays; il prononce textuellement: «Où chont donc tes parents?» alors qu'un de par chez nous nous aurait dit: «Là voù donc qu'ô sont?…» Ça me paraît bizarre.
Je ne réponds pas, bien entendu; je continue à crier comme un sauvage, étonné pourtant qu'au lieu de me saisir et de m'emporter il me parle doucement avec des caresses.
Arrive enfin ma grand'mère qui était allée conduire les vaches dans une pâture éloignée; elle se hâte, inquiète de ces cris, et, pour la suivre, ma petite sœur Marinette remue plus que de raison ses jambes trop courtes. Alors, l'homme de s'avancer à sa rencontre, s'excusant de m'avoir fait peur involontairement, donnant des explications. Il était un scieur de long auvergnat en équipe dans la forêt. Leur chantier, installé de la veille dans une vente assez rapprochée de notre Breure, nous nous trouvions voisins et on l'avait délégué pour aller quérir de l'eau. Ma grand'mère lui indiqua la fontaine, commune aux deux domaines du Garibier et de Suippière, qui se trouvait dans le pré des Simon, au delà de notre pré de la maison, ou Chaumat. Il alla sans tarder y remplir son tonnelet, et au retour il remercia encore. Mais je refusai de reprendre avec lui le chemin de la pâture. Même, ma grand'mère, pour me décider à partir ensuite, dut m'accompagner jusqu'à moitié de la rue creuse en me faisant constater que l'Auvergnat avait réellement disparu.
Pourtant, cet homme-là finit par gagner ma confiance. Je le revis dès le lendemain, et, bien que sa présence me causât un mouvement instinctif de frayeur, loin de chercher à m'esquiver, je soulevai mon vieux chapeau pour le saluer. Alors il me donna quelques jolies branches de fraisier garnies de petites fraises qu'il avait coupées dans le bois à mon intention. Le jour d'après, quand je le vis apparaître avec son tonnelet, je courus à sa rencontre et l'accompagnai au travers de la Breure, puis dans la rue creuse, jusqu'à mi-chemin de chez nous. Et pendant toute une semaine il en fut ainsi.
Un matin, il me proposa de le suivre jusqu'à son chantier. Ma mère m'avait bien défendu de pénétrer dans la forêt à cause des «mauvaises bêtes» et je lui obéissais à peu près, surtout depuis l'histoire de la couleuvre. Néanmoins je consentis tout de suite, l'Auvergnat m'ayant promis d'autres fraises et aussi des copeaux dans lesquels je pourrais découper à l'aise des bonshommes, des bœufs, des chariots, des araires: or, je passais à cela le meilleur de mon temps…
Il nous fallut traverser d'abord la zone des sapins; le sol était jonché de leurs fines aiguilles sèches auxquelles se mêlaient quelques pommes de l'année précédente dont les écailles s'ouvraient, grimaçantes. Après, ce furent des chênes et des bouleaux de forte taille—quelques-uns cerclés de rouge, marqués pour la mort. Puis vint un sous-bois assez épais où la marche était difficile; pourtant, vu ma taille, je me faufilais sans trop de peine dans les traces de mon compagnon qui, d'ailleurs, allait lentement. Mais une branche, qu'il avait écartée pour le passage et qu'il lâcha trop vite, revint me fouetter le visage et me fit grand mal. J'eus le courage de n'en rien laisser paraître. On a son amour-propre en présence des étrangers!
Pour arriver jusqu'au chantier, il nous fallut bien vingt minutes. Trois hommes travaillaient là, au milieu d'un abatis de chênes géants. Ils avaient de longues barbes et de longs cheveux, et ils manœuvraient de leurs longs bras de longues cognées. Des planches étaient débitées déjà, et des poutres et des solives. Sur un chevalet, une bille énorme s'étalait, maintenue avec de grosses chaînes. Quatre bidons noirs trônaient côte à côte sur un reste de cendre grise. Une marmite, veuve de son couvercle, gisait à proximité de la «loge» faite de branches et de mottes, dont le toit touchait le sol. Et le soleil projetait sa grande lumière sur cet espace soustrait au mystère environnant. Des moucherons, que pourchassaient mésanges et hirondelles, s'y ébattaient par essaims nombreux.
Les travailleurs, interrompant l'équarrissage, me taquinèrent avec amitié et s'installèrent pour manger, le bidon sur les genoux. L'un d'eux, plantant dans la pâtée épaisse la cuiller qui n'oscilla pas, me dit en riant:
—Choupe de chieur, tu vois, pequi? Cha tient au corps au moins, chette choupe-là; elle est plus bonne que chelle de chez vous…
Quand ils eurent tous les quatre vidé leur bidon, le plus âgé, qui avait un collier de barbe grise, souleva les copeaux et mit à découvert une manière de plat, fermé par le dessus de la marmite, qui contenait un gros morceau de lard rance dont il fit le partage. Ils engloutirent ce lard, chacun taillant du couteau, à grosses bouchées, dans sa portion étalée sur une tranche de pain; puis, à tour de rôle, ils se rafraîchirent, maintenant à la force des bras le tonnelet au-dessus de leur bouche—et l'on entendait l'eau glouglouter dans leur gorge.
Là-dessus, le plus jeune, après s'être essuyé du revers de sa manche, déclara d'un air convaincu:
—Le roi Louis-Philippe n'a peut-être pas déjeuné aussi bien comme moi…
La veille au soir, une réparation d'outils l'ayant conduit à Bourbon, il avait entendu parler d'une révolution à Paris:—l'ancien roi chassé ou en fuite, remplacé par un autre qui s'appelait Louis-Philippe et qui acceptait, à la place du drapeau blanc aux fleurs de lys, le drapeau aux trois couleurs.
Le chef de chantier, le scieur à barbe grise, avait son opinion:
—Puisqu'on a tant fait que de changer, c'est le pequi Napoléon qu'on aurait dû faire venir.
Mais un autre de riposter, ironique:
—Oui, pour qu'il fasse tuer du monde et dévaster des pays comme faisait son père!
—C'est une bonne République que j'aurais voulu, moi, reprit le jeune,—une bonne République pour embêter les curés et les bourgeois!
—Allons voir aux fraises! me dit mon ami.
Nous nous écartâmes un peu dans la clairière entre les géants étendus, et je pus me régaler à profusion des petits fruits vermeils. J'aimais mieux ça que d'entendre les autres parler du drapeau et du roi!
Je restai encore après qu'ils eurent repris le travail, me roulant dans l'amas de sciure, faisant une provision de copeaux de choix et m'intéressant au mouvement de la grande scie que manœuvraient le vieillard napoléonien juché sur la bille et le jeune homme républicain au-dessous. Enfin, timidement, je fis part de mon désir de m'en aller.
Mon ami barbu me reconduisit jusqu'à la zone des sapins, et posa en me quittant son museau rêche sur chacune de mes joues.
Sitôt parvenu à la lisière du bois, je cherchai des yeux le troupeau. Cela fut cause que je ne pris pas garde au fossé qui limitait notre terrain, et que je roulai au fond sur un lit de broussailles d'où je me relevai tout meurtri, tout saignant, la blouse déchirée. Pour la deuxième fois de la matinée, je me montrai stoïque en ne pleurant pas.
J'étais d'ailleurs bien trop préoccupé de mes moutons pour m'attendrir sur moi-même. Je pris ma course au travers de la Breure, comptant les découvrir en train de groumer dans quelque coin,—mais rien! Alors, suivant les bouchures, j'avisai vers le bas, du côté de la vallée, une brèche accédant à un champ de trèfle dont on avait fauché la première coupe et qu'on laissait repousser pour la graine. Je m'y précipitai et pus voir brebis et agneaux en train de se bourrer de trèfle vert, malgré la chaleur.
Et de crier Médor qui m'avait abandonné dans la forêt pour suivre je ne sais quelle piste:—pas de Médor! Et d'essayer tout seul de les rassembler, de les pousser vers la haie:—j'y parvins après mille peines; mais au lieu de s'engager dans la brèche, ils se glissèrent de chaque côté, s'éparpillèrent de nouveau dans le trèfle. Une deuxième, une troisième tentative échouèrent de même.
Désespéré, je m'en fus tout pleurant vers la maison pour chercher du secours. Ma grand'mère était seule, en train de dorloter ma petite sœur Marinette qui, chétive et souffrante, geignait sans discontinuer. Elle commença par grogner de ce que j'amenais les moutons trop tard. Quand je lui eus avoué, en sanglotant, qu'ils étaient dans le trèfle, elle leva les bras au ciel, avec une lamentation pitoyable:
—Ah! là, là, là! Voué-tu possib', mon Dieu! Sainte Mère de Dieu!… O vont tous gonfler!… O vont tous êt' pardus!… Qui que j'vons faire, mon Dieu? Qui que j'vons dev'nir?…
Elle traversa la cour, escalada le tertre qui dominait la grande mare entourée de saules et se mit à brailler d'une voix déchirante:
—Ah! Bérot!… Aaah! Bérot!
Au quatrième appel, mon père répondit de même par un «Aaah!» prolongé. Ma grand'mère lui cria de venir bien vite, m'enjoignit d'attendre pour lui donner des explications et se sauva par la rue creuse, en direction de la Breure, portant la Marinette dans ses bras.
Mon père arriva bientôt, tout essoufflé, tout retourné; et, renseigné, il repartit en courant avec un juron de dépit.
Je le suivis de loin, inquiet et pleurnichant. Les moutons sortis du trèfle s'en venaient d'un air las, le ventre ballonné, la tête basse, les oreilles pendantes. Derrière, ma grand'mère et mon père se lamentaient de compagnie, disant qu'ils étaient tous gonflés, que pas un n'en réchapperait. Ma grand'mère proposait d'aller chercher, à Saint-Aubin, Fanchi Dumoussier qui «savait la prière»; mon père inclinait à demander au voisin Parnière, qui s'y entendait un peu, de venir percer les plus malades. Il se tourmentait aussi de la nécessité de faire prévenir à Bourbon M. Fauconnet, le maître.
Depuis un moment déjà, je cheminais en silence à côté d'eux lorsqu'ils s'avisèrent de me regarder. Le sang des égratignures du fossé, délayé par les larmes, me faisait le visage souillé; et ma blouse et ma culotte offraient de trop visibles accrocs. Ma grand'mère et mon père, se méprenant sur les causes de ces avaries, crurent que j'étais cause de la frasque du troupeau pour avoir le premier franchi la bouchure. Mais je leur contai sans mentir l'emploi de ma matinée. Ma grand'mère, ne m'en jugeant pas moins très coupable, engageait mon père à me corriger ferme. Lui, toujours pacifique, répondit que ça ne ramènerait rien… A la maison pourtant, ma mère jugea nécessaire de m'administrer plusieurs claques et une bonne fessée qui me firent sauver au fond de la chènevière, dans un grand fossé bordé de pruniers, où je boudai et pleurai tout mon soûl. Longtemps après, mon parrain me vint chercher pour manger, affirmant que je ne serais plus ni battu, ni attrapé. Il me dit que Parnière avait percé les dix bêtes les plus malades et que deux étaient déjà crevées. On comptait pouvoir sauver les autres. Une troisième mourut cependant, et un petit par surcroît.
De cette affaire, mon ami l'Auvergnat paya les pots cassés… Quand il revint avec son tonnelet, ma grand'mère et maman se prirent à l'invectiver, l'accusant d'être cause de ce grand malheur qui allait nous mettre tous sur la paille et lui défendant de reprendre de l'eau à notre fontaine. Le pauvre homme, assez déconcerté, s'excusa très humblement, tendit les bras avec de grands gestes comme pour prendre le ciel à témoin de sa complète innocence—et s'éloigna, jugeant toute explication inutile devant la fureur exaspérée de ces femmes… Il alla quérir l'eau, dorénavant, à la source de Fontibier, au delà de Suippière, à trois bons quarts d'heure de son chantier. Je ne le revis jamais plus.
Les orages me causèrent aussi cet été-là des ennuis sérieux. J'avais l'ordre de rentrer dès qu'il viendrait à tonner fort, parce qu'il est mauvais de laisser mouiller les moutons. Or, le temps s'assombrit un matin du côté de Souvigny; bientôt des éclairs en zigzag coururent dans ce noir et des grondements en partirent. Je décidai de rallier la maison. Près d'arriver, entendant moins le tonnerre, j'eus bien le pressentiment d'une bêtise, mais non point le courage de retourner. Maman me demande d'une voix dure pourquoi je reviens si tôt? Et, comme je lui parle de l'orage, elle se met à hausser les épaules, disant que je ne suis qu'un bourri de ne pas savoir encore que les orages ne sont jamais pour nous lorsqu'ils prennent naissance du côté du soleil levant. Deux claques bien senties me font entrer dans la tête cette vérité élémentaire…
«Qui a été pris, se méfie…» Quand survint un autre orage, je jugeai prudent de ne pas m'emballer, bien qu'il se fût formé sur Bourbon et qu'il gagnât sur Saint-Aubin en redoublant de violence. Je partis seulement quand commencèrent à tomber de grosses gouttes espacées. Dans le chemin creux, la pluie augmenta soudain, creva en une averse de déluge, avec accompagnement de grêlons. Les moutons, sous la tourmente, refusaient d'avancer. Et moi, ruisselant, transpercé, meurtri, je commençais à me désoler tout de bon… Mais j'aperçus venir mon père, un vieux sac en pèlerine sur les épaules et s'abritant sous un grand parapluie de toile bleue. Il me demanda si j'étais devenu fou pour ne pas rentrer par un temps pareil, assurant qu'une telle sauce sur le troupeau pourrait bien nous valoir encore des pertes…
A la maison, ma mère, après qu'elle m'eut fait revêtir des habits secs, me tarabusta de nouveau.
Ayant été battu pour venir quand il ne fallait pas et battu pour ne pas venir quand il fallait, les ciels d'orage me semblèrent par la suite doublement gros de menaces…