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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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XIV

Il se passa chez nous, pendant notre seconde année de séjour à la Billette, deux événements familiaux très graves: la mort de ma grand'mère et le départ de ma sœur Catherine.

Ma grand'mère avait plus de quatre-vingts ans. Un jour de mai, elle fut prise d'une attaque alors qu'elle gardait les oisons. Mon père la trouva affalée au bord d'un fossé, le côté gauche inerte, la langue pâteuse. On la transporta sur son lit d'où elle ne bougea plus. Elle articulait obstinément des sons incompréhensibles qui devaient être des phrases et se mettait en colère parce que nous ne pouvions la comprendre. Il fallait toujours quelqu'un à côté d'elle pour lui donner satisfaction dans la mesure du possible, la faire manger ou boire lorsqu'elle en avait envie et ainsi de suite. Vraisemblablement elle souffrait beaucoup. Et nul mieux à espérer!

Bien souvent j'entendais prononcer à ma mère ou à l'une de mes belles-sœurs des phrases comme celle-ci:

—Savoir si ça va durer longtemps?

A quoi une autre répondait:

—Ce n'est pas à souhaiter!

Encore que je n'eusse pas, pour la vieille femme plutôt dure à mon enfance, une affection bien profonde, j'étais quand même peiné de ces dialogues où perçait le désir de sa mort. Quand nous étions à table, je portais machinalement mon regard sur son lit; une angoisse m'étreignait de la contempler immobile et le teint cireux sous sa coiffe antique, ou bien remuant les lèvres pour des articulations informes, pénibles. Souvent j'abrégeais le repas, emportant un morceau de pain pour manger dehors, parce qu'en sa présence ça me devenait impossible.

Je trouve qu'un des bons avantages des fortunés est d'avoir des appartements de plusieurs pièces,—chaque ménage, sinon chaque personne, ayant sa chambre propre, son intimité distincte. Au moins, ils peuvent être malades tranquillement. Tandis que, dans l'unique pièce des maisonnées pauvres, c'est tous les spectacles mêlés, la misère de chacun s'étalant aux yeux de tous sans possibilité contraire.

C'est ainsi qu'à côté de ma grand'mère se mourant, mes petits neveux clamaient leur joie d'être au monde, l'assommaient de leurs jeux bruyants, de leurs cris. La vie allait son train coutumier, indifférente à l'agonie d'une vieille femme paralysée!


Elle passa fin octobre, à la suite d'une seconde attaque, après une journée seulement de souffrances plus vives.

Sitôt qu'elle fut morte, on arrêta l'horloge et on jeta dehors l'eau du seau de la «bassie» où son âme avait dû se baigner avant que de s'élever vers les régions célestes.

Je fus vivement impressionné par ce premier deuil. Terreur de la mort vue de près, sentiment complexe où se mêlaient la curiosité, la pitié, le dégoût… A plusieurs reprises, je contemplai longuement, dans sa rigidité dernière, cette créature qui avait tenu une si grande place dans le rayon familier de mon existence.

Au reste, cette mort ne changea rien aux coutumes journalières de la maisonnée; les repas eurent lieu aux mêmes heures, en face de ce lit dont les rideaux tirés masquaient un cadavre. Seule, mettait une note de mystère la bougie qui brûlait à proximité, sur une petite table, près du bol d'eau bénite où trempait une branche de buis. On s'abstint pourtant de faire l'attelée quotidienne de labour. Mon frère Louis s'en fut à Agonges prévenir l'oncle Toinot et sa famille. Mon parrain alla déclarer le décès à la mairie et s'entendre avec le curé pour l'heure de l'enterrement. Je fus chargé, moi, de recruter des porteurs dans le voisinage.

Rentré du bourg, mon parrain travailla à la mise au point d'un araire neuf, et il me fallut lui aider. La besogne terminée, il dit, l'air satisfait:

—Il y a assez longtemps qu'il était en chantier, cet ariau! J'avais bien besoin d'une journée comme ça…

Ce sentiment de tranquille égoïsme me peina un peu. On s'attendrît aisément quand on est jeune. Plus tard,—même à l'âge qu'avait alors mon parrain,—je fus bien aussi pratique que lui.


Le lendemain, nous étions une trentaine à suivre, dans l'épais brouillard froid, le char à bœufs qui portait la bière. A l'entrée du bourg, on la déposa sur deux chaises empruntées dans une maison. Il fallut attendre là un grand quart d'heure. Le curé enfin venu récita quelques prières—et l'on se mit en route vers l'église, la bière portée maintenant par quatre hommes, avec des bâtons qu'ils passaient dans une serviette suspendue à leur cou.

De la même façon, après la cérémonie, on parvint au cimetière. Là, au moment de l'aspersion finale, ma mère et mes belles-sœurs de pleurer, de sangloter sans fin,—ce qui ne fut pas sans me causer une surprise profonde étant donné leur crainte si souvent manifestée de voir la disparue «durer trop longtemps». Je compris que ces sanglots ne survenaient que pour la forme, parce qu'il était d'usage d'en faire entendre à ce moment.

Pour moi, les quelques larmes qui brouillèrent mes yeux au moment de la descente du cercueil dans la fosse eurent au moins le mérite d'être sincères.

Quand tout fut terminé, les parents d'Agonges vinrent déjeuner chez nous. On avait fait quelques préparatifs, acheté du vin et un morceau de viande pour la soupe; ma mère ajouta une omelette. Le repas dura longtemps et, vers la fin, l'oncle Toinot redit une fois de plus dans quelles conditions il avait tué son Russe! C'est que tous les rassemblements se terminent à peu près de la même manière, qu'ils soient motivés par un mariage, un baptême, un deuil ou par tel autre événement de moindre importance. Pourvu qu'il y ait un repas avec de l'extra, un repas donnant l'occasion de demeurer plusieurs heures à table, on en arrive fatalement à émettre des souvenirs où chacun se donne le beau rôle et en tourne d'autres en ridicule, à raconter des histoires comiques ou osées… Hâbleries, grivoiseries, médisances, mensonges et sottises!

De ce repas funèbre, seules, les chansons furent bannies.


Peu de temps après la mort de ma grand'mère ma sœur Catherine nous quitta donc pour aller servir à Moulins chez une parente de Mme Boutry.

La Catherine avait alors vingt-quatre ans. De physionomie sympathique, elle avait plu tout de suite à la dame qui la demandait fréquemment pour venir en aide à la bonne. Ma sœur prit goût à ce qu'elle faisait et voyait faire dans cette maison; elle adopta bientôt les manières polies et soumises qu'il faut pour servir les riches; elle en vint même à prendre une certaine familiarité respectueuse avec les Boutry qui lui témoignaient de la bonté.

Elle aimait un garçon de Meillers, André Gaussin, à ce moment au service, à qui elle avait juré d'être fidèle. Depuis quatre ans déjà elle tenait sa promesse, sortant peu, ne se laissant pas courtiser… Gaussin lui écrivait trois fois par an: au premier janvier, dans le cours du printemps, à la fin de l'été. La Catherine attendait avec impatience ces lettres qui, cependant, lui valaient beaucoup d'ennuis,—car elle ne savait à qui s'adresser pour les faire lire, ni pour faire écrire les réponses. Or, après quelques mois, les propriétaires, mis au fait de son roman, s'étaient chargés de tout. Et, jugeant qu'elle avait des dispositions pour le service, ils eurent cette pensée de la caser en ville. Gaussin, servant comme ordonnance, se trouvait dressé déjà. Ils pourraient, une fois mariés, se placer ensemble et gagner beaucoup.

La Catherine s'habitua peu à peu à cette idée qui, de prime abord, l'avait effrayée par crainte de l'inconnu. Elle s'y habitua d'autant mieux que les belles-sœurs lui reprochaient de délaisser le travail de la ferme pour celui des maîtres. C'est ainsi qu'elle partit pour Moulins, courant novembre—passant outre à l'opposition de nos parents, mais approuvée par son fiancé enthousiaste.

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