La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XVII
Pour la fête de Meillers, au printemps suivant, je fus voir mon camarade de communion, Boulois, du Parizet. Son jeune frère étant mort, il restait fils unique, et fier de sa belle situation,—car ses parents avaient quelques avances. Tout en causant, comme je parlais du père Giraud, le garde, il me demanda si je connaissais sa fille. Et de m'avouer qu'un parent lui avait montré la Victoire pour l'assemblée de Saint-Marc, à Souvigny, en lui disant qu'elle ferait bien son affaire. Il me questionna sur son caractère, ses habitudes. Et, finalement, me chargea de la pressentir pour savoir si elle consentirait à se marier avec un garçon de la campagne.
—Si elle a l'air de dire oui, tu lui parleras de moi! conclut-il.
Je réfléchis toute la semaine à cette mission délicate, ennuyeuse. Et pour la remplir, je me rendis le dimanche suivant à la maison forestière. Le hasard me favorisa; Victoire et sa mère étaient allées à la messe du matin et, sitôt leur rentrée, le père Giraud partit pour celle de dix heures. Je sortis avec lui, faisant le simulacre de m'en retourner à Fontbonnet, et m'efforçant à un air très naturel. Mais je revins au moment propice, une heure plus tard. Victoire demeurait seule à la maison, sa mère ayant conduit pâturer les vaches dans une clairière lointaine. Tout de suite je lui confiai que j'avais désiré la voir en dehors de la présence de ses parents pour lui demander si un paysan lui plairait comme mari.
—C'est un de mes amis qui aurait des vues sur vous…
—Ah! c'est un de vos amis…
Je crus discerner dans ces mots une nuance de désappointement,—cependant qu'un regard profond de ses grands yeux noirs me pénétrait jusqu'à l'âme.
—Eh bien, dame, il faudrait que je le voie, cet ami; sans le connaître je ne peux rien dire.
—Il se fera connaître… Mais le métier ne vous déplairait pas trop?
—Pourquoi me déplairait-il? Ne suis-je pas paysanne aussi…
Là-dessus silence embarrassé. Victoire, assise au coin de la cheminée, tisonnait le feu et ne détournait plus les yeux de la flamme rose. J'étais, moi, adossé à une vieille commode de chêne, tout près de la porte d'entrée; et le crépitement des branches qui flambaient, le tic-tac de l'horloge, le chant d'un grillon dans le mur, le gloussement d'une poule au dehors prenaient une importance extraordinaire. Soudain l'idée qui me tarabustait depuis un instant se traduisit en mots:
—Eh bien, non! je ne veux pas mentir davantage… Ce n'est pas pour un autre que je suis venu… Vous plairait-il, Victoire, de vous marier avec moi?
Ses yeux se baissèrent vers les larges pierres noires qui dallaient la pièce et je vis une légère coloration animer ses joues au teint bistré.
—Vous ne me déplaisez pas; mais je ne peux vous donner de réponse définitive sans parler à mes parents… Il doit y avoir bal dimanche à Autry; je m'arrangerai pour y paraître et vous dirai si vous devez vous présenter ou non.
Je balbutiai un «merci» et me retirai tout aussitôt sans même avoir la pensée de me rapprocher d'elle, tellement j'étais troublé et tellement son air froid et sérieux continuait à m'en imposer.
Les jours d'après, je crus avoir rêvé… Était-il donc possible que j'aie trahi ainsi la confiance de Boulois et demandé pour mon compte cette Victoire, pour qui je ne ressentais nulle spéciale attirance,—emballé simplement par sa situation de fille aisée? Que les grands événements de la vie tiennent donc à peu de chose!—à une circonstance fortuite, à une disposition d'esprit passagère, à une minute d'audace, à un moment d'inconscience!
Victoire, qui avait de l'amour pour moi, dut bien manœuvrer, car elle m'assura le dimanche au bal que je pouvais espérer, malgré que ses parents faisaient beaucoup d'objections.
Quand je leur fis ma demande, le papa et la maman me dirent tout net leur contrariété de ce que je n'aie rien du tout. Eux donnaient à leur fille un lit, une armoire, un peu de linge et trois cents francs en argent,—ce qui était beau pour l'époque.
—Obtenez de votre père une somme égale; il vous doit bien cela, puisqu'il ne vous a pas racheté. A cette condition, nous consentirons au mariage, car nous vous connaissons comme bon travailleur et brave garçon.
Cet accueil favorable des parents m'étonna presque autant que celui de Victoire. J'en sus plus tard le pourquoi. Leur fils, le soldat d'Afrique, leur avait causé mille désagréments au cours d'une jeunesse orageuse de commis en rouennerie. Leur gendre, le verrier, buveur et brutal, ne leur procurait aucune satisfaction. Je bénéficiais de ces exemples amoindrissants pour le prestige des professions citadines.
Mon père ayant touché de M. Boutry huit cents francs au compte de la troisième année, je n'eus pas trop de peine à obtenir la somme exigée. Je fus donc agréé définitivement… On fit la noce à la Saint-Martin de 1845, deux mois avant mes vingt-trois ans.
Ma femme demeura chez ses parents et je continuai mon service à Fontbonnet où j'étais engagé pour une seconde année. Chaque soir, après journée faite, je rentrais à la maison forestière; chaque matin, au petit jour, je regagnais mon poste. Le dimanche, je continuais à faire les travaux, les corvées pénibles du beau-père, ce qui m'assurait les bonnes grâces de tous.
Victoire se montrait aimable; je n'avais ni responsabilité, ni inquiétude; ce fut l'un des moments heureux de ma vie.