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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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LVI

En 1893, le jour de Pâques, étant arrivé au bourg un peu tôt pour la grand'messe, je me pris à causer sur la place avec le père Daumier, un vieux de mon âge. Des jeunes filles nous frôlèrent, fraîches et jolies, en leurs élégantes toilettes neuves.

Je dis à Daumier:

—Si elles revenaient, les femmes d'autrefois, celles qui sont mortes il y a cinquante ans, croyez-vous qu'elles ne seraient pas étonnées de voir ces toilettes-là?

—Elles se croiraient dans un autre monde, mon vieux. Dame, Saint-Aubin suit à présent la mode de Paris! Mais qui sait si on ne reculera pas après avoir tant avancé?

—Oh! non allez! L'élan est donné, il se maintiendra quoi qu'il arrive; les chapeaux «à la bourbonnaise», comme les bonnets à dentelle, ne se reverront plus.

—Savoir si c'est un bien?

—Conséquence des temps, que voulez-vous! Ça fait aller le commerce.

Les cloches carillonnaient joyeusement l'appel à la messe. Belle fête printanière en vérité: ciel clair, soleil rayonnant tempéré par des souffles de brise fraîche… Des merles sifflaient gaiement tout près, dans une grande prairie d'un vert tendre que les primevères nuançaient de jaune par endroits. Devant nous, les vieux ormeaux de la place laissaient éclater leurs bourgeons grossis. Les lointains carillons des cloches de Bourbon et des cloches d'Ygrande se mêlaient aux vibrations grêles des nôtres.

De grandes affiches vertes, jaunes et rouges tapissaient le mur de l'église, le tronc des ormeaux,—séparées par des banderoles longues, collées de biais:

—Voyez, fit Daumier, voyez s'il y en a… Ceux qui savent lire ont de quoi se distraire! C'est qu'on va voter pour les députés bientôt; il paraît même qu'un des candidats va parler ici après la messe.

—Ah! lequel donc?

—C'est Renaud, le socialiste.

Un de mes voisins vint nous rejoindre qui nous dit de ne pas compter sur Renaud: un de ses amis parcourant en son nom les petites communes.

—N'importe! Irons-nous l'entendre, Bertin? fit Daumier.

—Ma foi, si vous voulez…


A la sortie de la messe, nous fûmes donc nous attabler à l'auberge où l'orateur devait faire sa réunion. La salle s'emplit en dix minutes et le bistro dut installer dehors des tables improvisées. Celui qu'on attendait n'arriva guère avant deux heures. A son entrée tous les regards convergèrent sur ce petit brun au teint maladif ainsi que sur une bête curieuse. Au fond de la salle, on lui réserva une table étroite derrière laquelle il se mit à parler dans le brouhaha des conversations persistantes. Ce fut d'abord pénible, il cherchait ses mots; puis il prit de l'assurance; ses yeux brillèrent et sa voix s'affermit. Il peignit la misère des travailleurs à qui l'on ne sait que faire des promesses; il attaqua les bourgeois, les curés—complices pour berner le peuple.

A sa gauche un bonhomme soûl se levait fréquemment et criait, la face congestionnée:

—C'est pas vrai; t'es un franc-maçon! A bas les francs-maçons!

A chaque interruption de l'ivrogne, des rires éclataient au long des tablées; les rumeurs se croisaient suivies d'un bourdonnement long à s'éteindre: L'orateur, après un temps d'arrêt, s'efforçait à reconquérir l'attention. Sa tirade finale, assez ampoulée, mais lancée avec force, avec chaleur, ramena le silence complet.

—Journaliers, métayers, petits fermiers, écrasés de travail et que tout le monde gruge, quatre révolutions en moins d'un siècle ne vous ont pas libérés:—vous restez ignorants, raillés, misérables. La vraie révolution fera le peuple souverain. Travaillez sans relâche à la mériter, mes amis! Cessez de vous faire, représenter par des bourgeois: monarchistes ou républicains ils se chicanent pour la galerie, mais s'entendent pour vous mieux duper. Signifiez-leur que vous avez assez d'eux! Faites-vous représenter par un homme de votre classe: votez tous pour le citoyen Renaud!—Puis voyez à vous entendre, à vous grouper pour faire valoir vos droits! Ainsi vous serez forts et l'aube nouvelle finira par luire… Un jour viendra où, cultivateurs, vous aurez vos champs, comme les mineurs auront leurs mines et les ouvriers d'industrie leurs usines. Alors il n'y aura plus d'intermédiaires parasites, plus de maîtres ni de serfs—mais seulement la grande collectivité humaine mettant en rapport les richesses de la nature. A vous, camarades, de hâter la venue des temps nouveaux!

—C'est un partageux! énonça à mi-voix un assistant à barbe blanche.

—C'est un nommé Laronde, fit un autre; je connais son père qui est le cousin de mon beau-frère; il est laboureux à Couleuvre, son père; mais lui l'a laissé, étant trop feignant sans doute pour travailler la terre…

—En tout cas, il a une bonne lame!

Laronde ayant cessé de parler, épongeait son visage couvert de sueur. Des jeunes gens l'applaudissaient, criant: «Vive la Sociale! A bas les bourgeois!» Au milieu de la salle, debout et gesticulant, l'ivrogne déblatérait toujours contre les francs-maçons. Quelques métayers peureux filèrent, craignant de se compromettre dans cette assemblée révolutionnaire. Daumier dit:

—On ne devrait pas tolérer de tels discours; ça met la zizanie dans le monde en faisant croire des choses qui ne peuvent pas arriver.

—Qu'en savez-vous, si ça n'arrivera pas? répondis-je. Pensez donc à tous les changements que nous avons vus dans le cours de notre vie, à tout le bien-être qu'il y a en plus maintenant…

—On n'en est ni plus heureux, ni plus riche; on a cela, on voudrait autre chose; et le bien-être ne fait pas devenir vieux.

—Devenir vieux n'est pas tout; il faut accorder une part aux satisfactions de l'existence, que diable!

Laronde traversa la salle, saluant à droite et à gauche en souriant. Et, dévisagé par des groupes de femmes qui attendaient dehors pour le voir, il réenfourcha sa bécane, fila sur Ygrande où il devait parler dans le cours de l'après-midi.


Après son départ on se reprit à discuter, les uns l'approuvant, les autres le blâmant.

Un maître-carrier, beau parleur, ayant entendu mes réponses à Daumier, s'approcha:

—Bien sûr, dit-il, on continuera vers le progrès, de par les découvertes nouvelles qui faciliteront le travail. Mais de la science seule, il faut attendre le mieux. La politique est impuissante et nulle. Jamais les députés ne feront vraiment des lois pour le peuple. Les gros bourgeois qu'on dédaigne un peu dans les élections n'en conservent pas moins toute leur influence, croyez-le bien… Quant à Renaud, à Laronde et à leurs pareils, ce sont des ambitieux qui voudraient prendre la place des autres pour faire les bourgeois à leur tour. Au fond, il n'y a de vrai sur ce chapitre que l'ôte-toi de là que je m'y mette!

Plusieurs approuvèrent bruyamment Mais un commerçant protesta—qui en tenait pour M. Gouget, le député sortant:

—Il ne faut rien exagérer… La politique a son importance. Ne devons-nous pas à la République l'école gratuite et la diminution du temps de service? S'il y avait une majorité de bons républicains comme M. Gouget, nous aurions bientôt l'impôt sur le revenu, des retraites pour les vieux travailleurs—et l'État romprait d'avec l'Église. Ce programme, le programme de tous les bons républicains, M. Gouget l'a toujours soutenu de ses votes. Mais beaucoup lui retirent leur confiance sous prétexte qu'on ne voit jamais aboutir les réformes qu'il prône. Comme s'il était seul!

Et voilà-t-il pas que je me risquai à parler aussi!

—Pour moi, il y aura toujours des forts et des faibles, des malins et des grugés… Il s'en trouvera toujours pour vivre du travail des autres… Ceux qui font métier de politicailler sont souvent des ambitieux ou des farceurs. Mais, n'ayant rien à craindre puisque nos rentes sont au bout de nos bras, nous pouvons nous risquer à voter pour les «avancés»—quand ça ne serait que pour embêter les bourgeois qui nous en ont tant fait!

Alors le carrier:

—Vous avez foi au partage, père Bertin; vous voudriez jouir de votre locature sans payer de fermage… Oui, mais si l'on vous envoyait à tel ou tel endroit (il me citait de mauvais petits biens fâcheusement situés) qu'est-ce que vous diriez? Le partage n'est pas commode à faire, allez!

—On ne peut changer des choses qui ont toujours existé, dit le père Daumier.

—Non, je ne suis pas partageux! Mais je vois bien la commune propriétaire de ses terrains au lieu et place de quelques Messieurs de Paris ou d'ailleurs. La commune louerait à de bonnes conditions aux paysans et emploirait les revenus en améliorations et embellissements dont tout le monde profiterait.

«Quant à votre objection, père Daumier, elle ne tient pas debout, vous savez… Défunt ma grand'mère se rappelait du temps où les curés passaient dans les champs pour la dîme, où les seigneurs avaient tous les droits. Vous pouvez croire qu'à l'époque, pas mal de gens tenaient pour impossible de voir supprimer ces choses-là. Et l'on s'est étonné après coup qu'elles aient pu durer si longtemps! Pensez-vous qu'à présent, si les fermiers généraux de notre centre, par exemple, venaient à disparaître, nous ne pourrions plus vivre? Ça nous serait au contraire un grand soulagement de n'avoir plus ces ventrus à nourrir sans rien faire…

—Bien dit! fit le carrier en se levant pour aller rejoindre un client qui lui faisait signe.

—Bravo! père Tiennon. Vive la Sociale! s'exclamèrent trois jeunes gens qui m'avaient entendu.

Et ils offrirent le café. Mais je me sentais un peu étourdi par le bruit de la salle, par la chaleur et la fumée. Je regardai la pendule.

—Non, mes amis, non; il est temps que j'aille panser mes vaches.

Daumier intervint:

—Allons, buvons le café avec ces jeunes gas, vieux socio.

—Merci! La tête me fait un peu mal; je dirais sans doute des «âneries». C'est toujours ce qui arrive quand on reste au café longtemps. Au revoir!

Et leur ayant serré la main à tous je partis, laissant le père Daumier qui prit sa «cuite». C'est la seule fois de ma vie qu'il m'arriva de tant causer politique.


Les élections furent vite oubliées, et les discussions et les rêves auxquels elles avaient donné lieu, en présence du grand désastre qu'on eut à subir cette année-là… Tout le printemps, tout l'été sans pluie; un soleil constant qui brûlait les plantes jusqu'en leurs racines; une récolte de foin dérisoire; une récolte de céréales médiocre; les pâtures desséchées; les mares vidées; les animaux se vendant pour rien:—quelle misère! Je fus obligé d'aller au bois râteler des feuilles sèches dont j'amassai une provision pour la litière, et d'acheter des fourrages du Midi qu'un négociant faisait venir à Saint-Aubin par wagons. Je compris, cette année-là, que le chemin de fer pouvait tout de même rendre des services aux paysans!

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