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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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XXXVII

Vint 70, la grande guerre, encore une de ces années qu'on n'oublie pas…

La moisson s'était faite de bonne heure; nous étions en train de rentrer nos dernières gerbes quand, vers dix heures du matin, le 20 juillet, M. Lavallée vint nous annoncer que le gouvernement de Badinguet avait déclaré la guerre à la Prusse. Et il me prit à part pour me dire que notre aîné serait appelé sans doute avant peu.

Vrai, cette confidence me glaça! Le garçon, qui venait de finir ses vingt-trois ans, était en promesse avec la fille de Mathonat, de Praulière; on devait faire les «demandes» le premier dimanche d'août et la noce en septembre. Aurait-on le toupet de nous l'arracher, malgré l'argent que j'avais déboursé pour le sauver du service?

Hélas! je sus bientôt à quoi m'en tenir… Cinq ou six jours plus tard il recevait sa convocation et, le 30 juillet, il dut se mettre en route.

J'ai toujours présents à la mémoire les épisodes de cette matinée, dont le souvenir compte au nombre des plus douloureux de ma vie. Je nous revois silencieux autour de la table, le Jean tout prêt pour le départ. De sa visite à Praulière pour les adieux à sa promise, il était revenu tout pâle et les yeux rouges. Pas de larmes pourtant: il essayait même de manger, mais chaque bouchée paraissait lui déchirer la gorge. Et personne ne montrait d'appétit. Sur la maie, Victoire et Clémentine préparaient le petit ballot du conscrit, quelques effets, quelques victuailles. On entendait à chaque instant leurs soupirs profonds…

—Je te mets trois paires de bas, dit ma femme d'une voix étrange. Mais pourras-tu les entrer dans tes souliers de soldat?

—Oh! ils sont grands, les souliers qu'on donne, répondit-il avec effort.

Je regardais machinalement la salière de bois couleur jus de tabac accrochée au mur à proximité de la cheminée; des mouches circulaient sur le couvercle. Le Jean tapotait du manche de son couteau le bord d'un plat de grès contenant une omelette aux pommes de terre. Des souris s'agitant sur la poutre firent choir du grain à demi moulu dont l'omelette fut saupoudrée. Un chat miaula, quémandeur auquel le domestique jeta à même le sol une cuillerée de soupe. De la cour le coq,—un beau sultan couleur feu,—vola sur l'entrousse[7] fermée et, caquetant et gloussant, fit mine de vouloir descendre à l'intérieur pour ramasser les miettes. Clémentine le chassa plutôt brutalement. Victoire reprit, de la même voix rauque et saccadée:

[7] Petite barrière à claires-voies qui bouche jusqu'à mi-hauteur l'embrasure des portes.

—Je te mets un morceau de jambon, deux œufs durs, quatre fromages de chèvre… Pas de pain, tu en achèteras en route.

De la tête il fit signe que oui; un grand silence pénible s'affirma…

Quand le paquet fut noué définitivement, Clémentine et sa mère s'accoudèrent sur la maie, la tête dans les mains, sans plus se retenir de sangloter très fort. Nous restions à table, nous, les quatre hommes, tristes et embarrassés, en face des aliments presque intacts que personne ne touchait plus. Cela devint si pesant que je préférai brusquer les choses. Le Jean devait se trouver à Bourbon avec cinq ou six autres partants qu'il connaissait. Et malgré que rien ne pressât, le rendez-vous étant pour midi, je crus bon de lui dire:

—Allons, va, mon garçon, il faut t'en aller; tu ferais attendre tes compagnons…

—En effet, l'heure approche!

Il se leva et tout le monde en fit autant. La servante rentrait de garder les moutons,—une petite de quinze ans que nous avions prise au lieu et place de la Mélie; il l'embrassa.

—Au revoir, Francine.

Il embrassa de même en disant «au revoir» le domestique et son frère Charles. Et ses yeux se gonflaient; et ses cils s'humectaient.

—Au revoir, petite sœur!

—Pas déjà! Je vais t'accompagner un bout de chemin…

Les deux femmes s'accrochèrent à ses bras. Je marchais par derrière avec le paquet. Un vent d'ouest assez fort soufflait, faisant se replier la feuillée des chênes, se tordre dans le haut les grands peupliers; il avait plu les jours précédents et, bien que le soleil se montrât, ce n'était pas encore le vrai beau temps. A Baluftière et plus loin, aux abords de deux ou trois autres fermes, des lessives séchaient, tachant de blanc les haies vertes que l'éloignement rendait sombres. On voyait dans les champs des bovins en train de paître; un merle siffla; une caille fit entendre quatre fois de suite son invite à la sagesse créancière: «Paie tes dettes

Après que nous eûmes fait une centaine de mètres sur la route et comme nous arrivions à un tournant:

—Allons, il nous faut le laisser aller! ordonnai-je d'un ton bref.

On s'arrêta—et les femmes, à tour de rôle, d'étreindre le partant avec des larmes, avec des cris.

—Oh! mon garçon, mon pauvre garçon, ils vont donc t'emmener, les scélérats! Je ne te reverrai plus, plus jamais…

—Jean, mon bon frère, tu nous donneras de tes nouvelles. Ah! pourquoi faut-il que nous ne sachions pas écrire! Surtout ne te fais pas tuer, dis, mon Jean!…

Lui, amolli tout à fait, pleurait à chaudes larmes aussi; et j'étais prêt d'en faire autant. Repoussant Victoire et Clémentine j'embrassai le conscrit à mon tour.

—Allons, mon gas, il te faut nous quitter! Espérons que ça ne sera pas pour longtemps…

Et je lui remis le petit ballot. Alors, brusquement, après un dernier adieu de la main, il partit à grands pas sans retourner la tête. Cependant que j'entraînais les femmes qui avaient des velléités de le vouloir suivre.

—Pauvre petit, je ne le verrai plus! je ne le verrai plus! répétait Victoire obstinée.

Elle fut trois jours sans presque rien manger; je craignais de la voir tomber malade. Pourtant, peu à peu, dans le train ordinaire des choses, son grand chagrin se mua en tristesse latente. Et Clémentine bientôt se reprit à sourire.


On se remit donc au travail comme si de rien n'était: on leva les avoines; les machines à battre sifflèrent et grincèrent; on commença les fumures, les labours. Il y eut pourtant un renouveau de chagrin au sujet de Jean lorsqu'il nous apprit qu'on l'envoyait en Algérie, «de l'autre côté du grand ruisseau». Plus que jamais sa mère le crut perdu. Mais une autre lettre nous rassura un peu, dans laquelle il disait avoir fait une bonne traversée, et que ses camarades étaient tous des gens de par ici.

M. Lavallée, reparti pour Paris avec sa famille, avait, disait-on, repris son costume d'officier pour aller se battre.


Des événements de la guerre on ne savait pas grand'chose, sinon que c'était loin d'aller bien pour la France.

Roubaud, le garde-régisseur, recevait un journal, et nous allions souvent le trouver pour avoir des nouvelles,—nous et beaucoup d'autres, de tout un lointain voisinage.

Dans les premiers jours de septembre, le journal annonça que Napoléon étant prisonnier, à la suite d'une grande bataille perdue, on avait proclamé la République à Paris. Les jours suivants l'affaire eut son contre-coup dans nos petits pays. A Franchesse, le maire était remplacé par Henri Clostre, le marchand de nouveautés, un «rouge». A Bourbon, le docteur Fauconnet ceignait cette écharpe convoitée depuis si longtemps…

Cependant les Prussiens s'avançaient sur Paris. Et l'on parlait d'une levée parmi les jeunes gens de dix-huit à vingt ans,—ce qui me touchait beaucoup, Charles et le domestique se trouvant en passe d'être appelés.

De fait, cela prit corps rapidement. Nos deux jeunes, convoqués peu après pour la visite, partirent dans les premiers jours d'octobre.

Je demeurais seul avec les femmes! Tout seul dans une ferme de soixante hectares—jusqu'au jour où je pus raccrocher le vieux Forichon, que j'engageai ensuite de semaine en semaine jusqu'à la fin. Si bien qu'avec l'aide de Clémentine et de Francine, souvent avec nous dans les champs, je pus tout de même faire mes emblavures.

Les métayers des autres fermes étaient tous dans le même cas ou à peu près. Partout l'on voyait les femmes s'employer, s'exténuer à des travaux d'hommes.


A la guerre, les choses allaient de mal en pis. On disait les grands chefs vendus aux Prussiens et que l'un d'eux, nommé Bazaine, leur avait livré une armée entière.

Ils s'avançaient toujours, les Prussiens; ils assiégeaient Paris; ils se répandaient dans les départements. Le journal de Roubaud les annonça successivement en Bourgogne, en Nivernais, en Berri. Et sur leur passage se multipliaient violences, incendies et pillages… Des bruits alarmants faisaient croire à leur présence toute proche:—on les annonça successivement à Moulins, à Souvigny, au Veurdre. Fausses nouvelles qui contribuaient à grossir l'inquiétude anxieuse de tous…

Des idées folles germaient dans les cervelles; les gens portaient dans les fossés, les ravins, les chênes creux, leurs objets précieux; un vieil avare dissimula son argent sous des tas de fumier, dans un de ses champs; un autre proposait de conduire en Auvergne, pour les cacher sous un pont, toutes les jeunes filles du pays!


Dans certaines communes, on organisait des gardes nationales pour tenter d'opposer une résistance aux envahisseurs. C'est ainsi qu'à Bourbon le docteur Fauconnet réunit un stock d'anciens fusils et convoqua deux fois chaque semaine, pour faire l'exercice, tous les hommes valides de dix-huit à soixante ans. Un vieux rat de cave, ancien sergent d'active, eut le commandement de la milice avec le titre de capitaine; deux ex-caporaux devinrent lieutenants; les anciens soldats furent chefs de section ou d'escouade.

Aux premières séances, il y eut bien une centaine de présents; on leur apprit à marcher au pas et en ligne, à porter le fusil et à s'en servir. A l'issue de l'exercice, la petite troupe traversait la ville en bon ordre, entraînée par le garde champêtre tambourineur et le clairon des pompiers, et encadrée par une bande de gamins enthousiastes. Le docteur exultait; il offrit plusieurs fois du vin,—un litre pour trois,—et du pain blanc. Mais n'eut-il pas l'idée saugrenue de faire installer à la mairie une garde permanente de dix hommes? Le sergent Colardon, menuisier, chef de poste, s'esquiva le premier au bout de trois heures parce qu'on le vint chercher pour faire un cercueil.

—Travail urgent! expliqua-t-il avec raison.

Les autres ne tardèrent pas à faire de même, abandonnant la mairie. Le docteur, blessé dans son amour-propre, demande au vieux capitaine de punir les coupables avec sévérité; mais le bonhomme lui rit au nez, avouant son impuissance, et le poste permanent ne fut pas renouvelé.

A l'exercice les répondants se faisaient d'ailleurs de plus en plus rares. De cinquante encore à la quatrième séance ils dégringolèrent à huit la fois suivante. Au sixième rassemblement M. Fauconnet trouva le capitaine tout seul…

Telle fut l'histoire de la garde nationale de Bourbon—dont on s'amusa longtemps par la suite.


A la terreur que causait la perspective de l'arrivée des Prussiens, vinrent s'ajouter des fléaux malheureusement très réels. D'abord un froid précoce, qui s'affirma de plus en plus rude. Puis survint une épidémie de petite vérole qui fit bien des victimes. Chez nos voisins de Praulière, le mal sévit si violemment, qu'il causa la mort de Louise, la fiancée de notre Jean. Sa jeune sœur, défigurée, pleura sa beauté perdue, regrettant de n'être pas morte aussi.

Dans le moment que les Mathonat étaient atteints, au point qu'il n'y avait quasi personne en état de soigner les autres, Victoire et Clémentine parlèrent d'aller leur faire visite et d'offrir leur concours. Or, cette maladie passant pour très contagieuse, je ne tenais pas du tout à les laisser partir… Un peu enrhumé je me prétendis malade pour mon compte, faisant le quetou[8], ne mangeant pas, simulant la fièvre. Je forçais la note hypocritement… Elles s'apitoyèrent sur moi, ne se rendirent à Praulière qu'après la mort de Louise, quand la maladie fut en décroissance. Et nous eûmes la chance de rester indemnes.

[8] Faire le quetou: être maussade et triste.


Comme pour donner un sens de punition divine à tous ces maux, le ciel souvent se tavelait de rouge, ou bien, sur un côté de l'horizon, s'empourprait en entier, au point qu'on l'eût dit voilé d'un suaire de sang. Phénomènes atmosphériques auxquels on n'aurait nullement pris garde en temps ordinaire,—mais qui en ces jours de deuil, de désastre et de misère, achevaient de semer le trouble. Ce ciel rouge annonçait de meurtrières batailles; le sang des morts et des blessés le teignait ainsi… La terreur allait croissant; on parlait de la fin du monde comme d'une chose très probable.

D'ailleurs, chaque dimanche, au prône, le curé avivait ces pensées de vengeance divine et d'horribles calamités; il se félicitait cet homme de voir à ses paroissiennes des visages angoissés—et de ce qu'elles avaient abandonné leurs trop belles toilettes des dernières années.

—Votre orgueil a baissé! criait-il d'un air farouche, mais il baissera encore plus; votre humiliation deviendra pire!…

Et devant l'imminence de fléaux accrus tout le monde courbait la tête, tristement.


De loin en loin nous arrivait quelque lettre de Jean ou de Charles. L'aîné, sous le soleil d'Afrique, continuait à s'en tirer sans trop de misères. Mais Charles, à l'armée de la Loire avec Bourbaki, souffrait beaucoup du froid et souvent de la faim. Il se disait mal vêtu et, pour faire des étapes bien longues dans la neige, chaussé de souliers à semelles de carton. Dans la Côte-d'Or, ayant participé à un combat, il faillit être prisonnier. Puis il échoua dans les montagnes du Jura où l'hiver était encore plus rigoureux que chez nous.

Quand le facteur apportait une lettre, Victoire et Clémentine couraient vite chez Roubaud pour la faire lire. Mais lui, peu habile à l'écriture manuscrite, avait souvent bien de la peine à la déchiffrer,—d'autant plus que c'était généralement sur une feuille de papier froissée et maculée qu'un camarade obligeant avait griffonné pour le Charles quelques lignes au crayon… Chacune de ces lettres témoignait des circonstances où elle avait été faite, et du degré d'instruction de son auteur. Il y en eut une longue certain jour pleine de détails si navrants que nous pleurâmes tous. Plusieurs, œuvres de mauvais fumistes, contenaient des plaisanteries grossières, jusqu'à des insultes.

Roubaud ne tenait pas à se charger des réponses, prétextant ses trop nombreuses occupations, mais plutôt en raison de son manque d'habileté. Clémentine s'en allait trouver, au bourg de Franchesse, la fille de l'épicière qui savait écrire. Un jour de semaine—car, le dimanche, les clients de l'épicerie venaient en grand nombre pour le même motif harceler cette jeune fille.

L'ignorance sembla dure pendant ces mois-là, parce qu'on en fut gêné plus qu'à l'ordinaire.

A ce pénible hiver succéda un printemps troublé. La guerre avec l'Allemagne avait pris fin, mais on se battait entre Français: Paris en révolte luttait contre l'armée. Pendant que la nature, magnifiquement, s'épanouissait dans sa jeunesse annuelle, le sang coulait toujours!

Paris vaincu, les révoltés massacrés ou emprisonnés par centaines, par milliers, on nous rendit nos enfants. Tous revinrent, moins ceux des dernières classes qu'on gardait pour leur temps de service,—et Charles fut du nombre,—moins aussi, hélas! les morts trop nombreux et les disparus dont on ne savait rien.

Aucune nouvelle n'était parvenue depuis novembre d'un homme de Saint-Plaisir que nous connaissions un peu, et le printemps ne le ramena pas. Trois ou quatre ans plus tard, sa jeune veuve convolait à nouveau. Mais voilà qu'on lui dit, après, que des soldats de 70 arrivaient encore,—des prisonniers condamnés pour tentative d'évasion que l'on renvoyait seulement à l'expiration de leur peine. Alors cette pauvre femme vécut dans la terreur de voir revenir son premier époux. Il ne reparut pas. Mais une légende se forma tout de même à son sujet. Des gens prétendirent l'avoir rencontré à Bourbon—et qu'il s'était déterminé à disparaître sans aller chez lui pour ne pas créer de difficultés à celle qui, l'ayant cru mort, se trouvait nantie d'un nouveau mari…

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