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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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LIII

Le chemin de fer à voie étroite dont Fauconnet nous avait dotés passait juste au bout d'un de nos champs et traversait au ras du sol, à cent mètres de chez nous, notre chemin d'arrivée. Son établissement avait donné lieu à des récriminations sans nombre. Des expropriés, bien qu'ayant touché dix fois la valeur de leur terrain, gémissaient sur le grand dommage à eux causé. D'autres se plaignaient du tracé aux courbes fantasques dont personne ne pouvait démontrer la nécessité. On disait que l'entrepreneur, certain d'un joli bénéfice, avait fait augmenter à dessein le nombre des kilomètres, que le docteur Fauconnet et les autres Messieurs du Conseil Général s'étaient laissé rouler… Quand il y eut des élections, leurs adversaires ne manquèrent pas de les attraper à ce propos. A leur place ils n'auraient pu davantage prétendre à contenter tout le monde. Mais il est de règle de critiquer ceux qui mènent la barque.


Malgré ses courbes, et en dépit des criailleries auxquelles il avait donné lieu, le chemin de fer marchait. Nous entendions chaque jour ses sifflements et le fracas de son passage. Les premiers temps nous craignions pour nos bêtes à cause de cette traversée du chemin,—sans compter qu'au pâturage elles pouvaient s'aviser de franchir la palissade et de descendre sur la voie. Nous pestions de compagnie contre ces «inventions enragées» destinées à enlever toute tranquillité au pauvre monde des campagnes. La bourgeoise, selon son habitude, exagérait dans le mauvais sens, disant qu'on ne pourrait plus avoir de chèvres, de cochons, ni de volailles. Par contraste je m'efforçais à l'optimisme. De fait, nous n'eûmes jamais d'écrasés qu'un trio d'oisons nigauds…

Mais c'est surtout à la Marinette que le train portait ombrage. Elle tressaillait nerveusement au bruit, le fixait de ses yeux vides, lui montrait le poing jusqu'à ce qu'il eût disparu,—précipitant son monologue inepte.

Il y avait souvent des trains de marchandises assez longs,—formés en majeure partie de voitures découvertes garnies de chaux à l'aller et de charbon au retour. Mais bien plus encore s'allongeaient ces trains les jours de foire à Cosne—et l'on apercevait par les vasistas des portières les têtes inquiètes des bovins apeurés… Les trains réguliers de voyageurs ne comprenaient d'habitude que deux ou trois voitures, souvent même une seule. La petite machine au fourneau bas promenait avec une sage lenteur au travers des champs, des prés et des bois sa longue voiture brune… J'en vins à connaître tous les hommes à blouse bleue tachée de graisse et de charbon qui conduisaient les convois; et aussi les autres, ceux à casquette dorée, tunique noire à boutons jaunes, qui se tenaient d'habitude sur l'une des plates-formes. J'en vins à connaître même une bonne partie des voyageurs,—au moins tous les habitués, bourgeois, gros fermiers, commerçants et curés. En dehors des jours de foire on n'y voyait guère de paysans, ni d'ouvriers. Il faut avoir pour se promener des loisirs et des moyens.

—Ceux-là sont des malins, pensais-je, des gens qui s'arrangent à bien passer leur temps aux dépens du travailleur et qui, par-dessus le marché, se fichent de lui…

Souventes fois en effet, quelques-uns, regardant par la portière, semblaient avoir au passage des sourires d'ironie à l'adresse du vieux paysan laborieux que j'étais…

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