← Retour

La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

16px
100%

XLV

Je traitai avec un propriétaire de Saint-Aubin, M. Noris, pour son domaine de Clermoux qui avait soixante-dix hectares.

M. Noris, grand vieillard à barbe et cheveux blancs, s'intitulait «agriculteur», c'est-à-dire qu'il gérait lui-même ses deux fermes. Il habitait avec ses filles, à proximité du bourg de Saint-Aubin, une grande vieille maison très simple dont un rideau de lierre masquait insuffisamment les lézardes des murs gris. Type de petit bourgeois local, encroûté dans ses habitudes, féru de manies ennuyeuses et avaricieux en diable. Il lésinait sur tout, préférait nous laisser vendre les bêtes en mauvais état plutôt que de dépenser pour les mettre en meilleur point. Il ne fallait pas non plus lui parler d'engrais.

—Non, non, vous m'embêtez avec vos phosphates et vos nitrates, le fumier doit suffire!

Et il secouait sa tête blanche avec un geste de terreur.

Rarement il se décidait à vendre la marchandise à la première foire. Il ne voulait pas démordre de son estimation préalable, toujours trop élevée. Nous ramenions nos bêtes pour les conduire quelques jours après à une seconde foire où c'était de même. A la troisième, on vendait, de guerre lasse, et souvent avec de la perte sur les prix de la première.

M. Noris, d'autre part, se faisait tirer l'oreille pour les règlements de fin d'année. Les comptes de sa deuxième ferme n'avaient pas été mis à jour depuis quinze ans. Quand les métayers réclamaient de l'argent, il leur remettait d'un ton rogue une somme toujours inférieure à celle qu'ils demandaient… Une fois, mon prédécesseur à Clermoux ayant insisté, sur le champ de foire de Bourbon, pour obtenir cent écus, ce seigneur de village n'avait rien trouvé de mieux que de jeter, d'éparpiller à plaisir autour de lui une dizaine de pièces de cent sous, tout en marmottant de sa voix nasillarde:

—Tiens, en voilà de l'argent! Tiens, en voilà! Ramasse…

Et l'autre de les recueillir dans la boue, à la grande indignation des braves gens, à la grande joie des imbéciles.

Je tenais à éviter de telles scènes et à régler à la Saint-Martin, régulièrement. Une idée de Charles me parut bonne à adopter. Je m'en fus relancer le maître, chez lui, en temps utile.

—Monsieur Noris, je viens pour compter, j'ai absolument besoin d'argent.

—Vous n'en avez guère à toucher, Bertin; les bénéfices n'ont pas été forts, cette année.

—Vous me devez, je crois, dans les douze cents francs, Monsieur.

(Je savais qu'en réalité ça n'allait pas à la moitié!)

—Jamais de la vie, jamais de la vie…

Et, tout sursautant, il se précipita sur son livre de comptes:

—Je vous dois cinq cent trente-six francs, ni plus ni moins.

Feignant la surprise, puis la réflexion profonde, je finis par dire que j'avais dû oublier un achat de moutons et j'insistai tout de même pour avoir mon argent… Il me remit, tout maugréant, quatre billets de cent francs. Je fus obligé de retenir le reste, au cours de l'hiver, sur une vente de taureaux à moi soldée par le marchand: il fit la grimace, mais n'osa s'en fâcher.

Chaque année, par la suite, il fallut employer de nouvelles ruses pour arriver à se faire payer.

Nous avions une grosse jument baie pour le rapport. Ordinairement, la poulinière de ferme sert pour aller aux foires et faire les courses; on l'emploie aussi aux travaux des champs. Mais la nôtre était exempte de toute corvée.

—Le travail déforme les juments, et leurs produits s'en ressentent, disait M. Noris.

Le vrai, c'est qu'il ne voulait pas que ses métayers aient la faculté d'aller en voiture; cela lui semblait un luxe déplacé et tout à fait superflu.


En dépit de son âge avancé, il gardait la passion de la chasse. Le gibier abondait sur le domaine, les lapins surtout. Il aimait les voir détaler dans les sillons à l'approche de son grand lévrier, mais n'en tuait pas beaucoup. Autour d'un bout de taillis enclavé dans nos cultures, ces rongeurs pullulaient au point d'abîmer les emblavures,—mais il était bien inutile de s'en plaindre.

Les braconniers n'osaient guère s'aventurer par là, à cause du garde, un sournois hirsute, qui veillait avec une vigilance outrancière. Il suffisait qu'un étranger flâneur traversât, les mains dans les poches, un coin de la propriété pour qu'il fût appréhendé par lui. Pas de procès dans ce cas-là, mais le prétendu délinquant devait se présenter au maître pour recevoir une semonce, et verser cent sous. S'il y avait présomption de chasse, le procès suivait son cours. La découverte d'un lacet dans une bouchure mitoyenne coûta quatre-vingts francs à notre voisin Pinel, qui labourait de l'autre côté. Le brave Pinel m'a toujours juré qu'il ignorait la présence de ce collet et que, pour son compte, il n'en tendait jamais…


Les républicains partageaient avec les braconniers la haine implacable de M. Noris. Il souhaitait pour les uns et pour les autres des sanctions exemplaires, des supplices raffinés. Il eût voulu les voir tous en prison, aux travaux forcés, ou relégués dans des colonies lointaines. Comme la destruction d'une nichée de lapereaux, d'un nid de perdrix, ou bien un coup de fusil tiré dans ses terres, le mettaient dans une exaspération furieuse, le mot seul de «République» l'agitait de grands frissons nerveux. Souvent, à Bourbon, des gamins, soudoyés par un farceur, le suivaient en bande, criant: «Vive la République!» et chantant des couplets de la Marseillaise

A chaque fois il serrait les poings de rage impuissante, manquait en devenir fou!

En 1877, souffrant d'une bronchite qui avait failli l'emporter, on était venu lui annoncer les résultats d'une élection favorable aux républicains. Alors, soulevé sur sa couche, il avait exhalé dans un murmure haletant, la haine profonde de son cœur:

—Les brigands!… Il n'y a donc plus de place… à… à Cayenne!…

Pour retomber ensuite sur l'oreiller, inerte, évanoui.

Quatre ans plus tard, venant chez nous au cours d'une période électorale, il avisa des programmes et des journaux envoyés par le docteur Fauconnet, candidat républicain:

—Ne gardez pas ici ces papiers diaboliques. Au feu, les mauvais écrits! Au feu, les mauvaises feuilles! Vous attireriez le malheur sur votre famille en les conservant.

J'objectai que personne ne savait lire.

—Leur présence seule est dangereuse! reprit-il.

Et il les jeta lui-même dans la flamme du foyer. Puis, en se retirant:

—Le garde vous remettra le jour du vote, à la porte de la mairie, le bulletin à utiliser. Ne vous en préoccupez pas!

Les ouvriers, les commerçants, les fournisseurs étaient choisis en dehors des «rouges». Et il nous obligeait aussi à ne pas fréquenter les boutiques jugées par lui subversives.

Il se vengeait à sa manière de la «sale République…»

Chargement de la publicité...