← Retour

La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

16px
100%

XXXIV

Les deux enfants du maître, Ludovic et Mathilde, venaient souvent chez nous avec leur père, ou bien avec quelqu'un des domestiques. Ludovic était de l'âge de notre Charles; la petite avait trois ans de moins. Or, je fus étonné d'entendre un jour la cuisinière, et un autre jour le cocher employer vis-à-vis ces gamins les termes «Monsieur» et «Mademoiselle». Je m'informai auprès du cocher qui m'assura ne pouvoir se dispenser de leur parler ainsi—ajoutant au surplus qu'il en allait de même à l'égard de tous les petits bourgeois, fussent-ils encore au berceau. Je racontai cela chez nous, disant qu'on devrait s'en souvenir le cas échéant. Un bel éclat de rire accueillit la nouvelle:

—A ces deux crapauds-là «Monsieur» et «Mademoiselle» c'est trop fort! fit la servante.

Ils étaient en effet rudement insupportables, le «Monsieur» et la «Demoiselle». Accompagnant leur père, ils se tenaient à peu près tranquilles; mais avec les domestiques ils faisaient déjà le diable à quatre, et ce fut bien autre chose lorsqu'ils eurent pris l'habitude de venir seuls. A la maison ils furetaient partout, dérangeaient tout, décrochaient avec des bâtons les paniers pendus aux solives, montaient avec leurs souliers boueux sur les bancs, même sur la table cirée. Dehors, ils effarouchaient la volaille, séparaient les poussins de leur mère, poursuivaient les canards jusqu'à les exténuer. Ils ouvrirent une fois les cabanes à lapins, dont cinq ou six pensionnaires prirent la clef des champs. Une autre fois, ils firent s'éparpiller les moutons qu'on eut mille peines à rassembler. Au jardin, ils couraient au travers des carrés, sur les semis frais et les légumes binés; ils secouaient des prunes encore vertes, des poires inutilisables. La fillette en particulier paraissait d'autant plus heureuse qu'elle nous voyait plus consternés de ses frasques. Je risquais parfois une timide observation:

—Mais voyons, Mam'selle Mathilde, vous faites du mal; ce n'est pas gentil…

Elle souriait malicieusement:

—Ça m'amuse, moi, là…

Et continuait de plus belle.

Tout de suite ils voulurent prendre pour camarade de jeux notre petit Charles.

Mais le pauvre gamin faisait peu de cas de cet honneur. Jouer avec des camarades auxquels il fallait dire «Monsieur» et «Mademoiselle» lui semblait une corvée bien plus qu'un plaisir.

N'eussent-ils pas voulu, d'ailleurs, le traiter en esclave au gré de leur fantaisie?

Ils l'emmenèrent un jour dans le parc du château où M. Lavallée venait de faire édifier une balançoire à leur intention. Il dut les pousser l'un après l'autre, plus ou moins vite selon leur caprice, et aussi longtemps qu'ils en eurent le désir. Puis ils le firent asseoir à son tour sur la planchette et le poussèrent tout de travers et violemment, riant bien fort de son effroi. Il leur criait de cesser d'une voix suppliante;—mais eux de pousser plus vite encore et plus mal. Quand il put descendre, chancelant et tremblant,—un peu virou, comme on dit,—il fut obligé de s'asseoir sur le gazon pour ne pas tomber.

—Ah! ce qu'il est poltron tout de même! firent les petits bourgeois, enchantés.

Ils croquaient des bonbons. Ludovic, qui avait bon cœur parfois, en offrit à Charles:

—Prends donc, ça te remettra…

Mais sa sœur intervint:

—Maman a défendu qu'on lui en donne… Tu sais bien qu'il n'est pas un petit garçon comme toi; lui et ses parents sont les «instruments» dont nous nous servons.

Il me passa par tout l'être un malaise, un frémissement de colère et de révolte, quand mon pauvre gas me rapporta ces paroles. Non pas à l'égard de la méchante fillette, mais contre sa mère qui lui inculquait ainsi le mépris des travailleurs. Je me pris à détester ferme cette grande molle aux allures langoureuses et au regard hautain qui passait ses journées, au dire des domestiques, à demi couchée sur un canapé, en longues flâneries coupées de petites séances de piano.

—Les «instruments» te valent bien, poupée! pensais-je; sans eux tu crèverais de misère avec toute ta fortune,—car de quelle besogne utile es-tu capable?

Une autre fois, les enfants s'amusaient à l'équipage,—Charles, faisant naturellement le cheval, attaché par le haut des bras avec de longues ficelles dénommées guides dont Ludovic tenait les bouts par derrière, cependant que Mathilde, avec conviction, claquait un petit fouet.

—Hue! Hue donc!

Le cheval faisait le rond comme dans un manège autour du conducteur qui ne bougeait guère. Vint un moment où, fatigué, il ne voulut plus trotter.

—Hue! Hue donc! Veux-tu courir!…

Et Mathilde, comme il ne mettait nulle hâte à obéir, le cingla d'un coup de fouet qui lui zébra la figure. Charles se mit à pleurer silencieusement, pour ne pas faire d'éclat à cause de la proximité du château. Ludovic s'approcha, remué de ses larmes:

—Elle t'a fait mal?

—Oui, Monsieur Ludovic.

—Ce n'est rien: il faut tamponner ça avec de l'eau fraîche.

Il l'entraîna jusqu'à la cuisine où la bonne, avec une serviette mouillée, mit de la fraîcheur sur le sillage rouge et brûlant de sa joue.

La petite regardait, sans pitié:

—C'est bien fait! il ne voulait pas courir, le cheval.

Il se trouva que Mme Lavallée vint à ce moment donner des ordres pour le dîner; elle se fit mettre au courant, puis trancha:

—Mathilde, c'est très mal! Ludovic, il ne faut pas permettre à ta sœur d'agir ainsi.

Et, s'adressant ensuite à Charles:

—Vois-tu, mon garçon, Mathilde est vive; quand tu joues avec elle, il ne faut pas la contrarier.

Elle lui fit donner par la cuisinière un biscuit avec un peu de vin, puis les renvoya tous les trois:

—Allons, retournez jouer; et tâchez de ne plus vous battre!


A la suite de cette aventure, Charles évita le plus possible ses deux tyrans. Il s'en venait avec moi dans les champs; il se cachait pour leur échapper. Un jour, gardant les vaches dans un pré humide, il s'était amusé à faire une grelottière. C'est une sorte de petit panier ovale qu'on tresse avec des joncs et dans lequel on glisse de menus cailloux avant de le boucher tout à fait—qui, remués, font ensuite un vague bruit de grelots. Le frère et la sœur étant allés relancer mon gamin jusque là-bas, Mathilde eut envie de ce jouet rustique que Charles refusa de lui donner,—car il lui en voulait toujours du coup de fouet. Et comme elle insistait, cherchant à le lui enlever, il la repoussa très en colère:

—Tu m'embêtes, à la fin, tu ne l'auras pas… Et je ne veux plus te dire «Mademoiselle». Tu n'es qu'une ch'tite méchante gatte!

Alors elle se mit à geindre:

—Je le dirai à maman, oui! oui! oui!… Je lui dirai que tu m'as frappée, que tu m'as injuriée, vilain paysan… Et vous quitterez la ferme, tes parents et toi.

Elle partit en bougonnant, furieuse de l'offense.

Ludovic, au bord d'une mare voisine, s'occupait à lancer des pierres sur les grenouilles qu'il apercevait hors de l'eau. Après que sa sœur se fut éloignée, il revint auprès de Charles:

—Tu sais qu'elle est capable, en effet, de le dire à maman; tu as eu tort!

—Ça m'est égal! Je ne peux plus la supporter. Je ne veux plus que vous veniez me trouver ni l'un ni l'autre; vous me prenez pour votre chien!

Là-dessus il rassembla les vaches et revint à la maison, le laissant à ses grenouilles.

M. Lavallée, le soir, nous parla sans acrimonie de l'incident,—Mathilde n'ayant pas manqué de tout rapporter, selon sa promesse:

—Décidément, nos enfants ne s'entendent pas… J'ai interdit aux miens de venir trouver Charles et je veillerai à ce qu'ils tiennent compte de mes ordres.

Au bout d'une semaine, il en fut comme auparavant et les mêmes ennuis s'ensuivirent…

Le départ des maîtres pour Paris ne tarda plus guère, heureusement.

J'ai su plus tard par le jardinier, qui le tenait de la cuisinière, que Mme Lavallée avait été très mécontente de l'affront fait à sa fille. Pour un peu, elle eût exigé notre départ que la bonne petite demandait à hauts cris. Mais le mari avait refusé de prendre au tragique cette querelle d'enfants.


L'année d'après, Charles, touchant à ses treize ans, commençait à s'occuper régulièrement; ce me fut un prétexte pour dire aux petits bourgeois qu'il n'avait plus le temps de jouer avec eux, et je pus éviter le recommencement de la camaraderie tyrannique dont ils auraient continué à l'honorer sans aucun doute.

Chargement de la publicité...