La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XXXVI
Nos enfants devenaient forts. Jean, l'aîné, avait du goût et du courage au travail; il labourait bien et commençait à me suppléer pour les pansages. Assez dépensier, par exemple! Rentrant souvent tard le dimanche de Bourbon ou de Franchesse,—après avoir fait un bon repas d'auberge. Ah! les rares pièces de quarante sous que me donnait mon père dans ma jeunesse ne l'auraient pas mené loin, lui, et il n'envisageait guère l'idée de s'en contenter! Différence de temps; les affaires allaient mieux; les gages des domestiques avaient doublé, triplé; l'argent circulait davantage. On s'habillait avec plus de recherche. Mais était-ce raisonnable de délaisser les simples amusements d'autrefois: vijons, veillées, jeux avec des gages? L'auberge en venait à être le cadre obligé de tous les plaisirs.
Notre Jean, passionné pour le billard, dansait peu et restait timide avec les filles. Nous avions à ce moment une servante déjà vieillotte et point jolie,—figure hommasse, large bouche et dents cariées,—qui s'appelait Amélie, nous disions «la Mélie». J'avais cru m'apercevoir que cette Mélie, en dépit de son âge et de son physique désagréable, faisait au garçon des yeux en coulisse, des yeux d'amoureuse. Cependant je ne le croyais pas assez bête pour répondre à ces avances.
Un soir d'hiver, au cours de la veillée, ils allèrent ensemble préparer la pâtée des cochons dans le hangar-buanderie adossé au pignon de la grange. Après un moment, je voulus savoir s'ils ne profitaient pas de ce tête-à-tête pour faire quelque bêtise. Étant sorti sans faire crier la porte, je traversai la cour et m'avançai tout doucement au long de la grange jusqu'auprès du mur de branchage qui clôturait la cabane. La lanterne éclairait faiblement l'intérieur, tout plein de la buée chaude qui se dégageait des pommes de terre. Quand elles furent écrasées, je pus voir cependant mon imbécile de gas s'approcher de la servante, et frotter son museau contre le sien. Ça ne dura qu'un instant: ils se lâchèrent pour continuer la séance. Il alla quérir de l'eau à la mare pendant qu'elle versait sur l'amas pâteux des pommes de terre une grande vanette ou paillasse de son et de farine; elle se mit ensuite à démêler le tout avec l'eau qu'il apporta. Ceci terminé ils s'étreignirent à nouveau, se suçotèrent les lèvres encore un peu… Ça n'alla pas plus loin.
Quand je les vis décrocher la lanterne je m'esquivai rapidement, de façon à être rentré avant eux.
Le lendemain, au lever, je ne pus me tenir d'attraper le Jean dans la grange et de lui passer une morale en règle.
—Une vieille comme ça, et laide comme elle est, tu devrais avoir honte!… Ailleurs, fais ce que tu voudras, mais à la maison, tiens-toi tranquille!
Un peu plus tard, en donnant aux cochons, je menaçai la Mélie, toute confuse, de la ficher à la porte sans explication, si jamais je m'apercevais d'autre chose.
La leçon dut être profitable, car je ne les vis plus recommencer leurs micmacs.
Charles, au physique, me ressemblait, mais il tenait plutôt de sa mère comme caractère. Un peu en dessous, comme on dit, ayant toujours l'air d'avoir à se plaindre de son sort, de nous vouloir du mal à tous… A l'aller et au retour du travail, il demeurait en arrière sous un prétexte quelconque pour ne pas se mêler au groupe commun. De même le dimanche, pour partir à la messe. Et quand il nous arrivait, l'hiver, d'aller passer la veillée à Baluftière, à Praulière ou au Plat-Mizot, lui restait le plus souvent à la maison, quitte à s'absenter seul le lendemain. Il semblait heureux d'agir au rebours des autres. Et pas obligeant pour deux sous! N'étant pas bouvier, il ne voulait en aucune circonstance s'occuper du pansage. On le voyait souventes fois disparaître juste à l'heure de donner aux bêtes, malgré qu'il sût bien son frère parti et que j'étais seul pour tout faire. Cependant le «mâtin», si mal plaisant chez nous, se montrait volontiers causeur aimable avec les voisins.
Peut-être ses embêtements d'enfance avec les petits bourgeois avaient-ils contribué à lui aigrir le caractère? Peut-être aussi éprouvait-il un semblant de jalousie de la manière de suprématie qu'assurait au Jean son rôle de bouvier? Car rien ne l'autorisait à nous taxer d'injustice. Dès qu'il eut seize ans, je lui remis autant d'argent qu'à l'aîné pour ses menus plaisirs. Et Victoire leur achetait toujours en même temps des effets pareils.
Clémentine, la cadette, se montrait d'autant plus aimable que l'on était plus disposé à satisfaire ses caprices. Comme toutes les jeunes filles, elle avait la manie de vouloir aller belle. Aucune idée à cette époque du luxe d'à présent bien entendu, mais on s'éloignait déjà beaucoup de la simplicité de ma jeunesse. C'était le règne des bonnets à dentelle assez coûteux d'achat et d'entretien. Et les robes commençaient à se compliquer. Voilà-t-il pas que les couturières de Bourbon, qui se tenaient au courant des modes, imaginèrent de faire adopter à leurs clientes les robes à crinoline qui vous les faisaient grosses comme des tonneaux!
Les filles de la ville en furent bientôt toutes munies, et celles de la campagne de suivre le mouvement! Clémentine insistait pour en avoir une; mais j'opposai comme sa mère un veto énergique.
—Ah, non par exemple! Je ne veux pas te voir habillée comme une comédienne[6]! En voilà une idée de se rentrer dans un cercle!
[6] Se dit communément dans le sens de bohémienne.
En vain tentais-je de ridiculiser cette crinoline qui lui tenait au cœur: cent fois elle en reparla et, devant la persistance de notre refus, elle fit la moue pendant plusieurs semaines.
Nous lui permettions de fréquenter quelque peu les bals de la journée, mais non de traîner la nuit aux fêtes,—même en compagnie de ses frères ou de la servante. Victoire ayant eu la faiblesse cependant de l'accompagner deux ou trois fois, le soir, la petite s'autorisait de ces précédents:—lorsqu'il y avait quelque bal en perspective c'était, quinze jours à l'avance, le même refrain:
—Dis, maman, nous irons… Je t'en prie, ma petite mère!
—Tu m'embêtes, va! Nous verrons quand ce sera le jour.
Le jour venu, neuf fois sur dix la maman n'était pas disposée—et l'enfant, frémissante et colère, refoulait ses larmes à grand'peine. Le lendemain, d'une humeur impossible, elle faisait sa besogne en rechignant, sans souffler mot. J'ai souvenance d'une fournée de pain gâchée à la suite d'une veillée dansante au Plat-Mizot où sa mère n'avait pu la conduire en raison d'une crise de névralgie. Elle se défendit de l'avoir fait exprès, mais la nervosité bougonne y fut certainement pour quelque chose.
Assez souvent, d'ailleurs, nous avions le contraste d'une Clémentine laborieuse, aimante et douce. Ayant fait un temps d'apprentissage chez une couturière de Franchesse, elle était habile de ses mains, confectionnait et repassait nos chemises et nos blouses. Avec cela, empressée à boucler nos cravates quand nous allions en route, à nous panser, à nous envelopper les doigts quand nous nous faisions des écorchures ou des coupures,—et quand, à la taille des bouchures nous prenions des épines, à nous les enlever avec une épingle. Quelqu'un venait-il à tousser, elle était toujours la première à faire de la tisane, une infusion de tilleul, de guimauve ou de feuilles de ronce. Elle en usait fréquemment pour son compte aussi, n'étant pas d'un tempérament robuste. Quand il nous fallait l'amener dans les champs, l'été, bien qu'on s'efforçât à lui éviter les postes trop durs, elle devenait maigre que c'en était pitié.
A cause de sa faiblesse et de ses petites attentions des bons jours nous lui pardonnions tout.