La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XXXIX
Victoire n'avait jamais pu prendre son parti de l'absence de Charles. Il suffisait pour la chagriner d'un retard de nouvelles, de ruminations sur sa vie,—des gardes nocturnes par les nuits froides aux marches pénibles sous le soleil d'été,—d'un rêve même plus ou moins saugrenu qui lui faisait craindre les pires catastrophes…
La libération approchait pourtant. Mais des manœuvres d'armée, tardives, la firent reporter de la fin septembre au 20 octobre. La nervosité de Victoire allait croissant à mesure que diminuait le nombre des jours d'attente. Elle avait mis à l'engrais ses meilleurs poulets dont elle voulait sacrifier un pour fêter le retour de l'enfant. Devant la grange, une treille, par moi plantée au début de notre installation à la Creuserie, était en plein rapport à cette époque et portait cette année-là des raisins dorés superbes. Un jour, en les regardant, la bourgeoise songea:
—Tiens, lui qui les aimait tant… Si j'essayais de les conserver jusqu'à son retour!…
Et de nous dire au repas qui suivit:
—Vous savez, je défends qu'on touche aux raisins de devant la grange; ils sont sacrés, ceux-là: je les conserve pour mon Charles!
Tout le monde promit de les respecter; seulement, Moulin fit observer qu'avant l'arrivée du soldat les insectes les auraient sans doute détruits en entier. Victoire put constater par elle-même que le gendre parlait d'or. Parce qu'ils étaient mieux exposés, plus sucrés que les autres, frelons et guêpes bourdonnaient alentour pendant toute la journée, pompant le jus des plus belles graines. Des tiges restaient presque nues, ne portant plus que les enveloppes flasques et desséchées, et les seuls grains durs dédaignés. A ce jeu le pauvre militaire risquait fort de ne pas goûter aux beaux raisins de la treille réservée. L'amour maternel rend les femmes ingénieuses. La bourgeoise chercha dans le tiroir aux chiffons, et, avec les morceaux d'une vieille toile assez usée pour ne pas empêcher la pénétration de l'air, assez résistante pour arrêter les rapaces, elle confectionna des sachets garnis d'une coulisse vers le haut, intriguant fort Clémentine et Rosalie, qui n'étaient pas dans la confidence… Quand une trentaine furent bâtis, elle adossa une échelle au mur de la grange, grimpa jusqu'à hauteur des raisins et enferma les trente plus beaux dans les sachets protecteurs.
Vers le milieu d'octobre, la petite Marthe Sivat, une couturière du bourg, vint chercher des poulets pour la noce de sa sœur.
—Tiens, c'est des raisins que vous avez là dedans? s'exclama-t-elle en levant les yeux vers la treille. Vous avez joliment bien su les conserver… Mais j'y songe: on m'a justement chargé d'en acheter pour les desserts du soir; voulez-vous me les vendre, Madame Bertin?
—Non, ma fille, non! Quand même on m'en offrirait bien plus qu'ils ne valent je ne les vendrais pas;—je les conserve pour mon Charles.
—Ah! il revient cette année, votre fils? Alors vous avez raison, il faut les lui garder, nous trouverons bien autre chose comme dessert de noce.
Et, toute rieuse, sautillante et légère, la petite Marthe s'en alla.
Quelques jours après, nous eûmes la visite d'une pauvre femme dont le mari était souffrant.
—Il se plaint du ventre; il est fiévreux et sans appétit, nous expliqua-t-elle. Je lui ai apporté hier un petit morceau de viande qu'il n'a pas mangé; les œufs lui répugnent; il a seulement envie de raisins. Je vous en achèterais bien quelques-uns…
Victoire, attendrie, lui en remit trois, disant qu'elle les lui donnait pour son malade; mais elle ne se fit pas faute de répéter encore:
—Ils ne sont pas à vendre, voyez-vous… Mon Charles va rentrer du régiment; je les lui conserve.
Les Lavallée qui, au printemps, avaient marié Mlle Mathilde, étaient demeurés à Paris jusqu'en août parce que M. Ludovic passait des examens. Puis ils s'étaient rendus en Savoie, dans une station thermale dont les eaux devaient avoir cette vertu singulière de maigrir la femme et d'engraisser le mari. Puis ils avaient séjourné chez des amis,—si bien qu'ils ne vinrent à la Buffère que vers la mi-octobre.
La veille du jour où Charles devait rentrer, nous eûmes leur première visite. Contre son habitude, Mme Lavallée accompagnait son mari. Ayant épaissi en vieillissant, elle était devenue plus nonchalante encore; elle marchait à tout petits pas, avec un continuel balancement de sa grosse personne:—on eût dit l'une des vieilles tours de Bourbon en balade. Lui restait toujours vif, fluet, le visage anguleux accusant une grande mobilité d'expression—et sa redingote dansait sur son dos.
Après les salamalecs obséquieux des premières minutes, j'emmenai M. Lavallée visiter les étables où s'imposaient de menues réparations. Cependant que la dame, qui n'avait pas voulu s'asseoir à la maison, se promenait lentement dans la cour en compagnie de Victoire. Le hasard voulut qu'elle aperçût la treille et les petits sacs blancs, au travers desquels transparaissaient les belles grappes.
—Quoi, Victoire, toujours des raisins! Savez-vous bien qu'ils deviennent rares;—au château, nous n'en avons plus un seul… Ce sont pourtant les fruits que je préfère… Mais pourquoi donc avez-vous pris tant de précautions pour les garder jusqu'à présent?
Alors ma femme, avec un sourire contraint:
—Madame, c'était pour avoir le plaisir de vous les offrir!
—Oh! merci bien! Quelle délicate attention! Il faudra me les apporter dès ce soir.
Et la pauvre de crier:
—Rosalie, prenez vite l'échelle de la grange et le petit panier; vous cueillerez ces raisins et vous les porterez à Madame.
Cependant, à la soupe du soir, notre bru revint sur l'incident:
—Ce n'était pas la peine de si bien les conserver, les raisins; mon beau-frère n'en profitera guère…
Pour une fois, Moulin fit chorus:
—C'est malheureux, on est encore aussi esclave que dans l'ancien temps!
Je gardais le silence, trop pénétré moi-même de la justesse de ces observations… Il me semblait entendre encore les réponses catégoriques de la bourgeoise à la petite Marthe Sivat et à la pauvre femme dont le mari était malade:
—Non, non, je ne veux pas les vendre! Je les conserve pour mon Charles!
Et il avait suffi d'un cri d'admiration de la dame pour qu'elle les lui offrît, très humblement…
—C'est bien vrai, pensais-je, que nous sommes encore esclaves.
Victoire devait bien ressentir un peu de regret, un peu de remords de son acte; mais elle éprouvait d'autre part une certaine satisfaction d'avoir pu faire sa cour à la propriétaire, de l'avoir bien disposée en notre faveur en lui offrant un cadeau qui lui plût; et, sous le coup de ses pensées multiples, elle répondit d'un ton conciliant:
—Ne parlez donc plus de ça; ce n'est pas ma faute; il fallait bien que je fasse plaisir à notre dame!