La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XXXIII
En raison du préjudice que lui causait la catastrophe, M. Gorlier passa tout l'automne et une partie de l'hiver à Franchesse. Il était d'une humeur impossible, sacrait à tout propos, et ne prenait même plus la peine de teindre sa barbe, dont les poils clairsemés étalaient leur blanc sale sur le cramoisi du visage.
Il partit néanmoins courant janvier vers les pays de soleil. Et il y mourut subitement d'une attaque d'apoplexie quinze jours après… On prétendit que Mlle Julie s'était appropriée le magot du défunt. En tout cas, craignant sans doute de se rencontrer avec les héritiers, elle ne revint jamais plus.
La propriété échut à un neveu,—un certain M. Lavallée, officier d'infanterie dans une ville du Nord qui, à la suite de cette aubaine, donna sa démission pour venir au cours de l'été s'installer à la Buffère avec sa famille.
Le dimanche qui suivit son arrivée, il nous convoqua au château, le régisseur et tous les métayers. Du château, je ne connaissais encore que la cuisine. Mais on nous fit entrer, ce jour-là, dans une belle pièce si bien cirée qu'on avait peine à se tenir debout. Le père Moulin, du Plat-Mizot, fut près de s'étaler. Cela nous mit en joie,—seulement nous n'osions éclater, de peur d'être inconvenants… Nous nous tenions debout et silencieux, lorgnant toutes les choses étonnantes réunies dans ce salon. Il y avait des fauteuils et canapés garnis d'une étoffe crème à fleurs bleues, avec franges. Le tapis recouvrant une petite table, devant la cheminée, s'appareillait aux fauteuils et je vis, après un moment, que le papier des murs portait aussi des fleurs bleues semblables. Sur la cheminée en marbre rose une belle pendule jaune sous globe et des flambeaux à six branches garnis de bougies roses se répétaient, se prolongeaient à l'infini dans une grande glace à l'encadrement voilé de gaze. De chaque côté, en des jardinières s'adaptant à de délicats guéridons, des plantes aux larges feuilles vertes, semblables à celles qui croissaient aux abords de la source de mon Grand Pré. Dans l'un des angles, sur une étagère en joli bois découpé, s'accumulaient des bibelots de toutes sortes: statuettes, petits vases et photographies. L'unique meuble, en plus de la table, était une sorte de gros coffre en bois rouge tirant sur le noir dont je ne devinais pas l'usage:—un piano, me dit tout bas M. Parent. Cette belle pièce ne contenait, en somme, que de belles choses inutiles; aucun objet qui réponde à un besoin réel. Je songeai à notre cuisine noire au béton dégradé, à notre chambre avec ses moisissures et ses trous, me demandant s'il était juste que les uns soient si bien et les autres si mal!
Parut enfin M. Lavallée, quadragénaire plutôt petit, blond, mince et très remuant. Il nous fit asseoir sur les beaux fauteuils à fleurs bleues, prenant la peine de les aligner lui-même, face à la porte-fenêtre qui ouvrait sur le parc. M. Parent et Primaud, le mangeux de lard, se partagèrent un canapé. Le propriétaire s'assit en face de nous, et après un temps d'observation, nous posa différentes questions sur nos familles, nos terres, notre manière d'exploiter. Il se dit déterminé à faire de la bonne culture, ajoutant qu'il comptait sur nous tous pour entrer dans ses vues.
—Il faut que, dans quelques années, nous puissions briller dans les concours! fit-il en terminant.
M. Parent, très ému, agitant sa grosse tête et roulant ses gros yeux, approuvait en bredouillant.
Le maître dut juger qu'il n'était pas homme à révolutionner la culture, car il lui donna congé quelques jours après.
Le successeur, un jeune homme à figure fermée qui s'appelait M. Sébert, avait fait des études dans une grande école d'agriculture. Il prit ses fonctions à la Saint-Martin, à l'époque même où le propriétaire quittait le château pour aller passer l'hiver à Paris. Après examen de mon cheptel, il déclara du premier coup qu'il faudrait tout changer.
—Soignez vos bœufs, nous les vendrons; nous vendrons aussi les vaches dès qu'elles auront leurs veaux; nous vendrons de même les génisses, les moutons, les cochons—et nous achèterons d'autres bêtes, des bêtes de race et sélectionnées…
Dans les six domaines il dit la même chose. Nous eussions compris qu'il sacrifiât les animaux inférieurs; mais nous trouvâmes étrange qu'il voulût tout faire vendre, les bons et les mauvais.
Chaque semaine, cet hiver-là, il nous fallut circuler nuitamment sur les routes et nous geler pendant des heures sur quelque foirail. Nous allions jusqu'à Cérilly, jusqu'au Montet—à des vingt ou trente kilomètres. Randonnées fatigantes, ennuyeuses et coûteuses. Et le travail des champs ne se faisait pas pendant qu'on voyageait ainsi!
Cependant M. Sébert, quand il s'agissait d'acheter, ne taquinait guère:
—Voici une bête convenable, disait-il, je veux l'avoir; les bonnes bêtes ne sont jamais trop chères.
Furieux contre cet original qui nous ruinait, nous disions entre métayers:
—Il est commode de se passer des fantaisies quand on roule sur l'argent des autres!
En avril, quand le propriétaire revint, tous les cheptels étaient changés et n'en valaient pas mieux.
A sa première visite M. Lavallée me demanda:
—Eh bien, êtes-vous content de votre nouveau régisseur, Bertin?
—Monsieur, il aime trop les affaires; il ne fait que vendre et acheter, ça ne peut pas gagner.
—Si, vous verrez. Il renouvelle vos cheptels avec compétence. D'ici deux ou trois ans, vous tiendrez les concours et vous aurez des prix.
Dans le temps que le propriétaire resta à la Buffère, M. Sébert se borna à nous faire vendre les bêtes qui présentaient quelques défectuosités. Mais après son départ recommença l'histoire de l'année précédente. Il fallut de nouveau tout changer…
Au printemps suivant, devant l'unanimité de nos plaintes, le bourgeois comprit enfin que son régisseur l'avait roulé—qui, de par les stipulations de leur contrat, devait toucher cinq pour cent sur les ventes et autant sur les achats, en plus de son traitement fixe. Cette clause expliquait son intérêt à vendre et acheter sans relâche. M. Lavallée voulut lui donner congé tout aussitôt; mais le sous-seing portant engagement pour six années, il demanda une indemnité de trente mille francs, pour transiger ensuite à vingt mille. Le malin avait certainement économisé au cours de ses deux années de gérance une somme au moins égale, sinon supérieure…
Il s'en fut en Algérie, devint là-bas un gros propriétaire sans doute très respecté,—comme doit l'être en tous pays le possesseur d'une fortune honnêtement acquise!
Cette expérience coûteuse eut l'avantage de dégoûter le maître de ses projets de culture savante. Ça ne lui disait plus rien de devenir le Monsieur qui a des prix dans les concours. Nous lui certifiâmes d'ailleurs que les récompenses n'allaient pas toujours aux vrais méritants et que, pour les lauréats même, le résultat se soldait en tracas et en perte… Dès lors, M. Lavallée n'eut en vue que de tirer de ses biens le plus d'argent possible. Il en garda personnellement la direction et s'attacha, au titre de simple garde particulier chargé des comptes, un jeune homme de Franchesse, nommé Roubaud, qui savait lire et écrire. Nous eûmes, nous les métayers, une liberté plus grande, et les choses n'en allèrent que mieux.