La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
LII
Un dimanche, j'eus l'idée de me rendre à Meillers, de revoir cette ferme du Garibier où je m'étais élevé, et que j'avais quittée depuis près de cinquante ans.
Le chemin d'arrivée longeant le coin de bois où croissaient les sapins à senteur résineuse n'avait pas changé d'aspect. Dans la cour deux chiens se précipitèrent en aboyant, ainsi que notre Médor autrefois quand venaient des étrangers. L'ancienne grange, basse et comme écrasée, n'existait plus; il y avait à présent une grande bâtisse avec de hauts murs bien crépis, des portes et fenêtres peintes en brun, et les tuiles de la couverture conservaient encore le rouge de leur teinte neuve. La maison, par contre, quoique très vieille déjà de mon temps, était encore debout, telle quelle, non restaurée.
Les fermiers généraux s'efforcent à obtenir des propriétaires un bon logement pour les bêtes dont ils ont la moitié, alors que le logement des métayers leur importe peu. C'est dans l'ordre…
A l'usage des gens, on avait fait pourtant quelque chose de très utile: un puits tout près de la porte d'entrée.
Il y avait toujours les mêmes plantes de jonc dans la cour et la mare entourée de saules était restée pareille, sauf l'avantage d'un glacis de pierres en avant pour que les bêtes puissent aller boire plus aisément. Les saules vieillis laissaient échapper de leurs troncs branlants des débris poussiéreux. Deux ou trois manquaient à l'appel…
Je ne connaissais pas les habitants actuels de la ferme et n'avais nul motif d'aller jusqu'à la maison. Je ne fis donc que passer, en observant à droite et à gauche ces lieux familiers, et m'éloignai par le chemin de la Breure.
C'était bien la même rue creuse, resserrée par endroits, encaissée entre ses hautes bouchures dont septembre jaunissait les feuilles; les mêmes chênes trônaient sur les levées avec leurs racines débordantes et leurs ramures touffues,—moins quelques-uns, coupés, dont les souches se voyaient encore. Des ornières trop profondes avaient été nivelées—d'ailleurs remplacées par d'autres. Maigre changement…
Mais au bout je ne retrouvai plus ma Breure familière, défrichée, transformée en culture honnête—où, seules, quelques pierres grises continuant à montrer leur nez rappelaient l'ancien état de choses. Je parcourus sans émotion ce terrain trop civilisé, me bornant à l'égratigner de loin en loin, du bout de mon bâton ou de la pointe de mon sabot pour juger de sa nature, et s'il semblait être de bon rapport. Par exemple, je reconnus l'horizon si souvent contemplé, la vallée fertile et, au delà, le coteau dénudé que précédait la forêt de Messarges. Et si nombreux me revenaient mes souvenirs de pâtre qu'un instant j'oubliai le reste de mon existence pour me retrouver l'enfant de jadis, vierge d'impressions, qu'un rien amusait ou chagrinait…
Je parcourus une partie des champs du domaine que je retrouvai pareils, à part beaucoup d'arbres abattus, quelques coins broussailleux défrichés. Je passai dans le pré de Suippière, à côté de la fontaine où nous prenions l'eau jadis, maintenant abandonnée; les bœufs au pâturage y venant boire faisaient déraper dans son lit la terre des bords. Encore un peu de temps et il n'y aurait plus là qu'un bourbier quelconque, qu'on finirait par assainir avec un drainage.
Je longeai un grand fossé marécageux, patrie des grenouilles vertes, où je venais autrefois cueillir des janettes au printemps; le même filet d'eau claire coulait au fond sur la même vase grise.
Je suivis le chemin de Fontivier par où j'avais rapporté sur mon dos Barret frappé à mort:—cette évocation m'attrista…
En fin de compte, après une tournée de trois heures, je rejoignis par Suippière la petite route de Meillers.
Passé le bourg, comme j'allais reprendre à la chaussée de l'étang, près du moulin, le chemin de Saint-Aubin, je me trouvai nez à nez avec mon camarade Boulois, du Parizet, qui s'en revenait de la messe. Ce pauvre Boulois m'en avait voulu ferme d'avoir abusé de sa confiance en épousant Victoire qu'il convoitait. Ah! ses regards furibonds les jours de foire, quand le hasard nous mettait en présence. Alors que moi, gêné un peu, je cherchais à l'éviter… Cette rencontre inopinée nous stupéfia l'un et l'autre. Boulois me regardait sans colère.
—Tiens, te voilà par là! dit-il en s'arrêtant.
—Oui, j'ai voulu revoir mon ancien pays.
—Ah!
Un instant d'hésitation sur l'attitude à prendre,—puis, il me tendit la main:
—Et comment ça va-t-il, mon vieux?
—Ça va tout doucement, merci… Et toi-même?
—Moi, ça va comme les vieux, une fois bien, une fois mal, plus souvent mal que bien… Tiennon, reprit-il après un court silence, je te pardonne la crasse que tu m'as faite. Il y a assez longtemps que je te boude; nous pouvons bien redevenir amis…
—C'était mal de ma part, je l'ai bien compris, va. Mais tu sais que je n'avais aucune situation…
—Oui, ce mariage t'a rendu un fier service; tu aurais peut-être été obligé sans cela de rester toute ta vie journalier, ce qui n'est pas gai, ma foi non! De mon côté, je me suis marié avec une autre dont je n'ai pas eu à me plaindre. N'en parlons donc plus…
Et nous voilà pris à causer, à passer en revue nos existences. Lui n'avait jamais quitté le Parizet. A la mort de son père, la direction du domaine lui échut naturellement. Il avait bien travaillé, élevé cinq enfants, fait de sérieuses parties de cartes et bu quelques forts coups. Le propriétaire, un de ces bons riches comme il s'en voit trop peu, venait de faire construire à son intention une chambre neuve où il comptait vieillir et mourir,—son aîné, bien entendu, prenant la ferme à son compte.
Nous avions, certes, une foule de choses à nous dire, et pourtant, au bout d'un petit quart d'heure de conversation, nous nous trouvâmes pris de court. Dans le gouffre du passé où s'accumulent sans relâche nos sensations de l'heure présente, les plus récentes recouvrent indéfiniment les autres qui, avec le temps, s'annihilent—et il est difficile de retrouver quelque chose de net.
Le moulin était au repos. Je me pris à regarder la haute cheminée de briques qui profilait dans le ciel clair son embouchure noircie. Boulois contemplait l'étang vaste que la brise légère agitait de remous paisibles et cependant cruels—puisqu'ils semblaient disséquer, martyriser le soleil en train de s'y baigner… Tout à coup, rompant notre commune rêverie:
—Tiennon, me dit-il, viens donc manger la soupe avec moi…
Il insista si fort que je finis par accepter…
Quand nous arrivâmes au Parizet, vers trois heures, il n'y avait que les femmes en train de râper des coings pour faire de la liqueur.
—Bourgeoise, j'amène mon camarade de communion; c'est un peu grâce à lui que je me suis marié avec toi, tu le sais; il faut lui en savoir gré… Nous avons faim; donne-nous à manger et à boire.
C'était une grosse femme courte qu'un asthme gênait; elle eut un sourire bonasse:
—Je n'ai pas grand'chose; vous venez trop tard; il y a deux heures que nous avons mangé.
Elle apporta un reste de soupe grasse tenue chaude sur la cendre du foyer, cuisina des œufs et tira du buffet un fromage de chèvre intact. Boulois me versait à boire à toute minute et sa main tremblait d'émotion heureuse:
—Mais bois donc… Prends donc à manger… T'en souviens-tu du temps où nous allions au catéchisme?
Notre repas se prolongea; il fallut goûter des liqueurs de trois sortes. Les évocations du passé nous revenaient mieux et nous trouvions toujours quoi dire…
Pour lui faire plaisir je dus aller voir le jardin, puis les bêtes, si bien que je ne partis qu'à la nuit.
Chez nous, la Victoire, inquiète de ma longue absence, me fit une scène en arrivant,—sans parvenir à me troubler. J'étais content de ma journée et tout heureux de cette réconciliation. Puis, d'avoir bu un petit coup, cela contribuait aussi à me donner des idées roses, si bien que je me sentais léger comme un jeune homme et disposé à la joie.
Les malheurs, hélas! suivent de près les bons jours. Dans le courant de la semaine nous arriva une lettre de Paris, annonçant le décès de ma sœur Catherine. Elle était restée en fonctions jusqu'à la fin. Avant la vieille maîtresse dont elle escomptait une part de succession, la mort l'avait frappée…