La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
IV
Songeant qu'à sept ans m'advenaient ces aventures, comparant mon enfance à celle des petits d'aujourd'hui qu'on dorlote et qu'on choie, et qu'on n'oblige à aucun travail sérieux avant douze ou treize ans, je ne puis m'empêcher de dire qu'ils ont joliment de la chance! En ai-je fait, moi, des séances de plein air pendant qu'eux font leurs séances d'école! Du temps que j'étais berger j'esquivais les très mauvais jours,—on n'envoie pas les brebis dehors quand il pleut ou neige. Mais à neuf ans on me confia les cochons et, alors, qu'il pleuve ou vente, que le soleil darde ou que la bise cingle, par la neige ou par le gel, il me fallait aller aux champs. Oh! ces factions d'hiver, alors que les haies dépouillées ne donnent plus d'abri, que les doigts gourds et crevassés font mal et que le froid, montant des pieds de marbre, vous étreint, quoi qu'on fasse, en une progression méchante,—ces factions d'hiver, quel mauvais souvenir j'en ai conservé!
Il y avait toujours deux truies mères qu'on appelait les vieilles gamelles, et des nourrains plus ou moins, selon les circonstances ou la réussite des portées—une quinzaine en moyenne. Tout cela s'agitait, grognait, fouillait le sol. Les truies étaient surtout difficiles à garder lorsqu'elles avaient à l'étable des porcelets tout jeunes. Elles perçaient au travers des bouchures avec une facilité étonnante et il fallait veiller ferme, ruser avec elles pour les retenir une heure ou deux. Au moins, dans ces moments-là, s'en allaient-elles tout droit vers la maison! Mais non plus tard, quand les petits devenus forts les suivaient… Maraudeuses à l'excès, elles arrivaient des fois à pénétrer dans un champ de céréales où il n'était pas commode de les découvrir. Je reçus encore de bonnes taloches les rares fois où je ne sus pas préserver de leurs ravages les blés ou les orges.
Après les céréales, les fruits. Mes bêtes connaissaient dans un rayon de plusieurs kilomètres tous les poiriers sauvageons grands producteurs: impossible d'empêcher leur quotidienne promenade circulaire pour manger les fruits tombés! En cette période d'arrière-saison, il fallait cependant protéger les semailles nouvelles et les pommes de terre non encore arrachées!
Parfois les familles se divisaient, chaque bande de petits suivant sa mère. Ou bien les jeunes, trop inexpérimentés, restaient en panne, les uns ici, les autres ailleurs; à de certains jours de guigne je ne pouvais arriver à les rassembler tous. Souvent il me fallait, à la nuitée, repartir au diable à la recherche des manquants.
J'avais aussi des embêtements quant à la tenue du domicile particulier de ces messieurs. Ils logeaient, toujours à l'étroit, en des réduits adossés au pignon de la maison, d'un nettoyage difficile à cause des pavés disjoints. Ma grand'mère, qui avait la manie d'inspecter partout, ne trouvait jamais que ce fût assez propre et poussait les autres à me faire des observations. Il m'arriva d'être giflé pour avoir mis à des gorets nouveau-nés de la paille trop raide. Il n'en fallait pas davantage, au dire de mes parents, pour leur faire tomber la queue à tous.
Ces petites misères ont suffi à rendre très légers mes regrets de ce temps-là…
Mais ce fut à une foire d'hiver, à Bourbon, où j'étais allé avec mon père conduire une bande de nourrains, que m'advint le plus triste épisode de ma carrière de porcher.