La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XII
Après bien des démarches, mon père finit par trouver un autre «endroit», comme on dit. C'était à Saint-Menoux, à proximité du bourg, en direction de Bourbon. Cette ferme, dénommée la Billette, venait d'être achetée par un pharmacien de Moulins, M. Boutry. Et celui-ci, ayant cédé son fonds, vint s'installer presque en même temps que nous dans la maison de maître,—une grande bâtisse carrée à un étage dans un jardin spacieux—qu'un mur séparait de notre cour.
Sous bien des rapports nous étions mieux qu'au Garibier. Les bâtiments n'étaient qu'à deux cents mètres de la grand'route que bordaient plusieurs de nos champs. Nous voyions passer des cavaliers, des piétons, des voitures; cela nous changeait de notre vallon sauvage de là-bas… Rien à dire du logement ni des terres. Mais ce qui nous sembla bientôt gênant, presque insupportable, ce fut la présence constante du maître.
M. Boutry n'était pas un méchant homme, et je mettrais ma main au feu qu'avec lui les comptes furent toujours sincères. Seulement, méticuleux et tatillon par nature, il avait le tort de prendre au sérieux son rôle de propriétaire-gérant. Il aurait voulu nous faire accepter en bloc les théories qu'il puisait dans les livres d'agriculture. Théories si contraires aux habituelles façons de faire et souvent si absurdes que nous lui éclations de rire au nez… D'ailleurs, par son physique même et par ses gestes il prêtait à rire. Petit, vif et remuant, des lunettes abritant ses yeux bouffis, crâne chauve et barbe rêche, il venait en sautillant nous relancer dans les étables ou dans les champs.
—Voyez, il serait préférable de labourer à telle époque et de telle façon!—Vous mettez trop peu de semence!—Il faut donner telle ration à vos bœufs!
Ainsi de tout.
Je me rappelle d'un jour où il vint nous trouver, mon parrain et moi, alors que nous retournions un vieux trèfle. Il pouvait être dix heures du matin, au mois de mai; le soleil tapait dur.
—Baptiste, Baptiste, fit M. Boutry très affairé, quand il fait chaud comme cela ne gardez pas les bœufs trop longtemps, trois heures au maximum. Si l'on prolonge au delà de cette limite, il peut en résulter des accidents fort graves. J'ai lu cela hier dans un traité d'agriculture très bien fait.
Il passa sur le dos des bêtes sa petite main d'apothicaire fine et blanche.
—Voyez, ils sont déjà en sueur; leurs flancs battent; de la mousse écumeuse sort de leur bouche; ils en viendraient à tirer la langue… Il va falloir les dételer, Baptiste.
Mon parrain haussa les épaules.
—Nous n'en finirions pas de faire notre ouvrage, Monsieur, si nous ne les gardions que trois heures à chaque attelée. Par les temps de chaleur, bien sûr que leurs flancs battent et qu'ils tirent la langue, ce n'est qu'un mauvais moment à passer; nous aussi nous avons chaud!
—Évitez d'exagérer; cela pourrait être dangereux, vous dis-je.
—Nous les lâcherons à midi, soyez tranquille! fit l'aîné narquois.
—Comme les autres jours! ajoutai-je malicieusement.
M. Boutry partit très mécontent, comprenant qu'on se moquait…
La politesse, la déférence nous faisaient plutôt défaut, comme on voit. Pourtant, au Garibier, avant la rupture, chacun se montrait empressé à l'égard de Fauconnet. Mais Fauconnet ne venait que deux fois par mois; puis, connaissant la vie rurale, il faisait montre comme gérant de capacités incontestables; enfin il savait parler en maître. Tandis que Boutry, exprimant d'un air de prière les idées de ses livres, nous semblait ridicule; et puis, dame, il était toujours là…
De par les conditions du bail, nous étions astreints pour le service particulier du bourgeois à pas mal de petites besognes: car il n'avait pas de domestique mâle. Nous devions soigner son cheval, nettoyer sa voiture, atteler et dételer quand il allait en route, faire son jardin, casser son bois. Il eût aimé, je pense, que nous prévenions ses désirs, que nous nous prêtions au moins de bonne grâce à l'accomplissement de ces multiples corvées. Mais au lieu de cela, mon père, très incapable de dissimuler, grognait à tous les ordres:
—Oh M'sieu, ça va t'y nous r'tarder! Tant d'travail que presse chez nous!… J'aurions déjà peiné d'en voir le bout.
Presque toujours ma mère renchérissait, ou bien mes frères. Alors le maître:
—Mais il n'y en a pas pour longtemps, mes amis. C'est l'affaire d'un tout petit moment… Vous m'aurez vite fait ça, mon brave Bérot.
—Pus longtemps qu'ou pensez, allez, M'sieu… C'est bien ennuyant, j'vous en réponds!
Lui, gêné de ces doléances, se faisait très humble pour venir nous déranger—comme s'il eût demandé une faveur à des indifférents.
Mme Boutry, maigre pimbêche sur le retour, était loin d'être aussi accommodante. D'un ton sec et dédaigneux elle disait à ma mère:
—Jeannette, vous m'enverrez quelqu'un demain pour la lessive.
Ou bien:
—Je compte sur Catherine dimanche pour aider à la bonne; j'aurai du monde.
Cela n'admettait pas de réplique.
Et méfiante à l'excès. Les volailles, les fruits étant à moitié au même titre que le reste, elle comptait fréquemment les poussins et venait chez nous à l'heure des repas pour inspecter la table d'un regard soupçonneux. Les jours de marché, elle se trouvait là comme par hasard au départ de ma mère, craignant sans doute que les paniers ne contiennent des denrées soustraites à la communauté. L'enragée fureteuse voulait connaître le «pourquoi» et le «comment» des moindres choses.
Un soir, la Claudine, à propos de prunes soustraites au gros prunier du bas de la cour, lui fit une réponse un peu vive:
—Ma foi, Madame, j'ai autre chose à faire que de rester là pour les garder.
Un autre jour, nouvelle algarade à propos de deux poulets disparus, probablement enlevés par la buse.
—Je trouve que cela arrive souvent: vous devriez les veiller mieux.
—Nous louerons une servante pour ça! répondit ma belle-sœur ironiquement.
M. Boutry et sa femme avaient encore cette manie de nous donner à tout propos des conseils d'hygiène. S'ils nous voyaient en sueur à la suite d'un travail pénible:
—Ne restez pas ainsi. Allez tout de suite vous changer. Massez-vous les uns les autres pour que la circulation du sang ne se ralentisse pas. Surtout, évitez les courants d'air!
Excellents avis sans doute, mais en été on a autre chose à faire que de se changer et de se masser réciproquement à chaque fois qu'on est en sueur. Et puis ces opérations seraient à recommencer trop souvent!
Quand les gamins couraient dehors tête nue, nouvelle occasion d'intervenir.
—Mais faites donc attention! Ces enfants vont prendre mal! Ne les laissez pas au soleil sans coiffure…
Ils n'eussent pas voulu les voir sortir au crépuscule, ni par les temps humides, en raison de la faiblesse de leurs poumons—et tout à l'avenant. Ce sont là prescriptions bonnes pour les enfants des riches—qui s'en portent souvent plus mal—mais auxquelles les petits des travailleurs n'ont point coutume d'être soumis.
Quand quelqu'un, petit ou grand, souffrait de la moindre indisposition il aurait fallu sans plus attendre lui faire avaler quelque drogue—ou même aller quérir le médecin.
—Ils se figurent pourtant que leurs remèdes empêchent de mourir! disait mon père. C'est des bêtises, plus on s'en fourre dans le corps, plus mal on se porte. Quant aux médecins, s'il fallait recourir à eux aussitôt qu'on sent du mal ça coûterait cher. Et pour ce qu'ils y connaissent! On voit bien que le bourgeois était pharmacien: ça s'accorde ensemble, les marchands de purges et les médecins, pour rouler le pauvre monde…
Et ma mère, quand elle venait de subir un cours d'hygiène:
—En voilà des embarras! Si on voulait les croire, il faudrait se fourrer dans une boîte à coton!
Dès la première année, nos relations avec les maîtres n'allèrent donc pas sans tiraillements.
Pourtant, au point de vue des affaires, ça marchait bien. M. Boutry laissait une grande liberté à mon père pour les ventes et les achats. A la Saint-Martin il y eut à toucher un joli bénéfice, ce qui nous permit de joindre les deux bouts,—en dépit de la saisie de notre part de récolte au Garibier.