La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XX
Après un séjour de six années, mes parents avaient été obligés de quitter la Billette, les relations étant devenues impossibles avec M. et Mme Boutry. Ils s'en étaient allés à l'autre extrémité de la commune de Saint-Menoux, du côté de Montilly.
Mon père ne vécut pas longtemps dans cette nouvelle ferme. Au mois de janvier 1849, l'un de mes neveux me vint prévenir qu'il était gravement malade. J'y fus le lendemain et le trouvai très amaigri, très abattu, avec une forte fièvre qui, sous sa barbe longue, colorait ses joues creuses.
—Mon pauvre garçon, je suis perdu! me dit-il. C'est égal, je suis bien aise de t'avoir revu avant de mourir…
Il me regarda longuement avec des yeux mouillés; j'eus de la peine à m'empêcher de pleurer…
Trois jours après, par une triste aube neigeuse, il rendit l'âme en effet.
Je le regrettai sincèrement; l'appréciant alors avec ma pleine raison je voyais en lui un pauvre homme martyr de la vie. Son frère avait vécu à ses dépens: ses maîtres l'avaient grugé; sa femme l'avait malmené. Ses rares moments de satisfaction étaient liés aux séances d'auberge trop prolongées,—où il se mettait dans son tort!
Ma sœur Catherine, mariée à Gaussin et placée à Paris avec son époux, ne put assister à l'enterrement.
Une révolution dans la maisonnée fut la conséquence de ce deuil. Ma mère, à couteaux tirés avec le Louis et sa femme, chercha à indisposer mon parrain contre eux, dans le but de rendre inévitable la séparation des deux ménages. Cependant les aînés, qui s'entendaient assez bien, jugèrent meilleur de rester ensemble tant que leurs enfants ne seraient pas élevés. Alors la mère, toujours méchante et butée, décida de partir elle-même. Elle loua à l'entrée du bourg de Saint-Menoux, sur la route d'Autry, une pauvre bicoque et y fut vivre selon la loi commune des veuves sans ressources,—glanant et gagnant quelque argent à toutes corvées désagréables et pénibles… Aussi longtemps qu'elle fut en état de travailler, elle laissa dormir dans un coin de son armoire les quelques centaines de francs qui constituaient sa fortune.
La Marinette demeura au domaine avec mes frères; ils la gardèrent un peu par charité, mais aussi parce qu'elle leur rendait service. La pauvre innocente avec son culte des bêtes s'acquittait très bien du rôle de bergère, moins le dénombrement des moutons, à la rentrée, qui n'était pas dans ses moyens. Elle savait filer et travailler aux champs. En somme, elle gagnait à peu près sa vie et, ne quittant jamais la métairie, elle coûtait peu comme entretien…