La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
AUX LECTEURS
Le père Tiennon est mon voisin: c'est un bon vieux tout courbé par l'âge qui ne saurait marcher sans son gros bâton de noisetier. Il a un collier de barbe claire très blanche, les yeux un peu rouges, une verrue au bord du nez; la peau de son visage est blanche aussi comme sa barbe, d'un blanc graveleux, dartreux. Il porte toujours—sauf pendant les grosses chaleurs—une blouse de cotonnade serrée à la taille par une ceinture de cuir, un pantalon d'étoffe bleue, une casquette de laine dont il rabat les bords sur ses oreilles, un foulard de coton mal noué, et des sabots de hêtre cerclés d'un lien de tôle.
Je rencontre souvent le père Tiennon dans le chemin de terre qui relie à la route nationale la ferme où il vit et celle où j'habite, et à chaque fois nous causons. Les vieillards aiment bien qu'on leur prête attention; ils ont fréquemment de ce côté des déboires… Or, pour peu que j'aie des loisirs, je suis pour le père Tiennon un auditeur complaisant. Ayant vécu longtemps, il se souvient de beaucoup de choses et il les raconte de façon pittoresque, risquant des opinions personnelles parfois fort justes et souvent peu banales. Ainsi m'a-t-il conté toute sa vie par tranches. Pauvre vie monotone de paysan, semblable à beaucoup d'autres… Le père Tiennon a eu ses heures de joie, ses jours de peine; il a travaillé beaucoup; il a souffert des éléments et des hommes, et aussi de l'intraitable fatalité; il lui est arrivé d'être égoïste et de ne valoir pas cher; il lui est arrivé d'être humain et bon,—ainsi qu'à vous, lecteurs, et qu'à moi-même…
Je me suis dit: «On connaît si peu les paysans; si je réunissais pour en faire un livre les récits du père Tiennon?» Un beau jour, je lui ai fait part de cette idée; il m'a répondu avec un sourire étonné:
—A quoi ça t'avancera-t-il, mon pauvre garçon?
—Mais à montrer aux Messieurs de Moulins, de Paris et d'ailleurs ce qu'est au juste une vie de métayer:—ils ne le savent pas, allez!—et puis à leur prouver que les paysans sont moins bêtes qu'ils croient: car il y a dans votre façon de raconter une dose de cette «philosophie» dont ils font grand cas.
—Fais-le donc si ça t'amuse… Mais tu ne peux rapporter les choses comme je les dis; je parle trop mal; les Messieurs de Paris ne comprendraient pas…
—C'est juste; je vais tâcher d'écrire de façon à ce qu'ils comprennent sans trop d'effort, mais en respectant votre pensée—de telle sorte que le récit soit bien de vous quand même.
—Allons, c'est entendu: commence quand tu voudras.
Le pauvre vieux est venu me trouver souvent, par acquit de conscience, pour me rapporter des choses qu'il avait oubliées, ou bien d'autres qu'il s'était juré de ne jamais dévoiler.
—Puisque je raconte ma vie par ton intermédiaire, je dois tout dire, vois-tu, le bon et le mauvais. C'est une confession générale!
Il a donc eu à cœur de me satisfaire. Et j'ai tenté d'en faire autant pour lui. Peut-être ai-je mis quand même, de-ci, de-là, plus de moi qu'il n'eût fallu… Cependant j'ai lu au père Tiennon les chapitres un à un, procédant à mesure aux retouches qu'il m'indiquait, changeant le sens des pensées que je n'avais pas bien saisies de prime abord.
Quand tout a été terminé, je lui ai fait de l'ensemble une nouvelle lecture; il a trouvé bien conforme à la vérité cette histoire de sa vie; il a paru content: lecteurs, puissiez-vous l'être aussi!
Émile Guillaumin.