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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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IX

M. Fauconnet venait chez nous tous les quinze jours à peu près, à cheval ou en voiture, selon l'état des chemins. L'une des femmes se précipitant pour tenir sa monture; une autre appelant bien vite mon père qui s'empressait d'accourir, tant loin soit-il, pour lui montrer les récoltes et les bêtes, lui donner toutes explications sur les affaires du moment.

M. Fauconnet tutoyait tout le monde, jeunes et vieux, hommes et femmes. Dans ses moments de grosse jovialité, il allait jusqu'à décoiffer ma grand'mère qui portait ces chapeaux en trois parties—un cône et deux volutes renversés—dits chapeaux à la bourbonnaise que commençaient à dédaigner les jeunes.

—Eh bien, tu te maintiens, petite mère? Mais oui, tu as encore bonne mine; tu vivras au moins jusqu'à quatre-vingt-dix ans! Avec ces chapeaux-là, toutes les femmes devenaient vieilles; elles font mal de les changer; les nouveaux sont trop plats; ils ne gardent pas du soleil.

A ma mère il disait:

—Ta volaille marche, cette année, Jeannette? Je constate que les poulets ne manquent pas; j'en vois plein la cour. Surtout, ne leur fais pas manger la farine des cochons et ne leur laisse pas gaspiller le grain dans les champs…

Il tapotait le ventre de mes belles-sœurs, leur demandant si ça n'allait pas venir; et, à l'époque où elles étaient enceintes, il constatait complaisamment que ça viendrait bientôt. Il prenait par le menton ma sœur Catherine, disant qu'il la voulait engager comme bonne.

—Et toi, brigand d'Auvergne, tu deviens aussi long qu'une grande perche! me disait-il.

Il m'appelait «brigand d'Auvergne» en souvenir du jour où j'avais laissé pénétrer les moutons dans le trèfle pour m'être allé promener dans la forêt avec le scieur de long auvergnat.

Les mauvaises années, mon père lui adressait force plaintes—pour demander finalement une diminution de charges. A quoi il répondait:

—Tu te fais toujours du mauvais sang, Bérot; tu ne viendras pas vieux, mon ami! Une réduction… Mais tu n'y penses pas! Quand tu ne gagnes rien, moi je ne gagne rien non plus, vieux farceur. Et quand ça va bien, est-ce que je t'augmente?

Lorsqu'il s'agissait, à la Saint-Martin, de régler les comptes de l'année, on s'efforçait de se rappeler à quelle foire on avait vendu des bêtes et à quel prix. Mais personne ne sachant faire un chiffre, il était difficile de se remémorer tout cela de tête, et plus encore de faire les totaux, de déterminer quelle somme exacte restait comme bénéfice. Attentifs, graves, les yeux brillants, mes parents et mes frères s'escrimaient de compagnie:

—A une foire de Bourbon, en hiver, sept cochons à vingt-trois francs…

—Ça fait cent soixante et un francs! disait le Louis, très habile.

Ma mère ne s'en rapportait pas à lui du premier coup:

—Tu dis cent soixante et un… Est-ce bien ça?… Voyons: sept fois vingt-trois… prenons d'abord sept pièces de vingt francs qui font… qui font… les cinq font cent, les deux quarante, cent quarante francs; il reste sept pièces de trois francs: vingt et un; cent quarante et vingt et un font bien cent soixante et un. C'est juste. Après?

Mon père ayant eu le temps de songer reprenait:

—Nous en avons vendu d'autres le Mercredi des Cendres, au Montet. Il y en avait cinq—des gros; nous les vendions trente-huit francs dix sous, je crois bien.

Alors on se remettait à décomposer:

—Cinq pièces de trente francs, cinq pièces de huit francs, cinq pièces de dix sous…

Cela durait des soirs et des soirs. Lorsqu'on touchait au but il fallait souvent, par oubli des premiers chiffres, tout recommencer. On finissait pourtant par se mettre d'accord—sans être bien certain, d'ailleurs, du résultat admis.

Cependant, M. Fauconnet, au jour du règlement, avait vite tranché la question, lui. Il disait, son papier à la main:

—Les achats se montent à tant, les ventes à tant; il te revient tant, Bérot…

Les mauvaises années c'était une somme insignifiante; il y eut même déficit à deux ou trois reprises. Jamais on ne touchait plus de deux ou trois cents francs.

—Mais, Monsieur, je pensais avoir davantage, se hasardait parfois mon père.

—Comment, davantage? Est-ce que tu me prends pour un voleur, Bérot? S'il en est ainsi je vais te prier de chercher un autre maître qui ne te vole pas.

Et l'audacieux, très humblement:

—Je ne veux pas dire ça, Monsieur Fauconnet, bien sûr que non!

—A la bonne heure, parce que, tu sais, les laboureux ne manquent pas: après toi, un autre!

Si la différence s'accusait trop considérable, Fauconnet avouait un report au compte prochain des ventes du mois d'octobre. Cela lui laissait pour l'année entière la jouissance de cet argent dont la moitié nous revenait de plein droit, séance tenante. Mais, bien entendu, il fallait accepter de bonne grâce cette combinaison fantaisiste autant qu'illégale, sous peine d'être mis à la porte…

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