← Retour

La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

16px
100%

XXVIII

Je trouvais du charme à ma vie fatigante et laborieuse. Chef de ferme, je me sentais un peu roi. Les responsabilités me pesaient souvent, mais j'étais fier de m'asseoir au haut bout de la table, à côté de la miche dans laquelle je coupais de larges tranches au commencement de chaque repas; et fier aussi d'avoir, au cercle de la veillée, la place du coin, la place d'honneur!

En été, présent dès le petit jour au travail, j'avais auparavant distribué un peu de son aux moutons, préparé le repas des cochons; j'étais passé voir les bœufs au pâturage.

Je prenais la tête de l'équipe et puis dire, sans me vanter, que les autres n'avaient pas à s'amuser pour me suivre.

Mon premier valet, un garçon de vingt ans passé nommé Auguste,—nous disions Guste,—robuste, courageux, besognait aussi dur que moi. Le second était un gamin d'une quinzaine d'années, mi-pâtre, mi-travailleur. J'engageais en plus un journalier pour les foins et moissons. Ce fut, les premières années, un certain père Forichon, déjà âgé, ayant l'expérience de l'ouvrage, mais très bavard et un peu tason,—c'est-à-dire un peu mou, un peu lent. Il avait toujours des histoires à raconter et je crus m'apercevoir que, sous couleur de nous intéresser, il cherchait à faire ralentir l'allure de la besogne, pour prendre un peu de bon temps.

Un jour, d'accord avec le Guste, je résolus d'aller plus vite encore que de coutume, de façon à ce qu'il n'ait pas le loisir de parler. Quand nous eûmes ainsi fauché trois andains, le père Forichon dut avoir le grand désir d'une trêve.

—Si nous allions de ce train-là jusqu'à midi, fit-il, nous en abatterions un sacré morceau!

—Si le maître veut, nous allons essayer, dit le Guste.

Et Forichon de reprendre:

—Une fois, à Buchepot, chez les Nicolas, nous avons fauché comme ça trois jours de suite. Le grand Pierre allait en tête; il aiguise bien, l'animal, et dame, il filait… Son beau-frère n'arrivait plus à le suivre. Le grand s'étant permis de le plaisanter, les voilà pris à se fâcher,—prêts à se battre même. D'ailleurs ils s'en voulaient déjà depuis longtemps. Moi, j'étais bien au courant des dessous de l'affaire…

Il croyait que pour en savoir davantage, j'allais m'appuyer un peu sur le manche de mon «dard». Mais, sans lui prêter attention, je continuai à faucher du même train anormal; et quand nous fûmes au bout, le Guste et moi, il se trouva un peu en retard.

—Sacrée misère! fit-il, j'ai attrapé une fourmilière qui a abîmé mon taillant. J'ai fauché une fois dans un pré où il y en avait tellement qu'on était obligé de battre les dailles au premier déjeuner…

Il se retourna, parut étonné de voir que nous ne l'écoutions plus, que nous étions déjà loin. D'un andain à l'autre, son retard s'accusa. Il y avait un passage d'herbe dure, où l'obligation d'aiguiser souvent forçait à ralentir. Alors Forichon croyait rejoindre; mais il arrivait juste à la partie défavorable quand nous retrouvions, nous, l'herbe tendre; nous filions vite pendant qu'il s'escrimait, impuissant à conserver son gain de distance.

La servante ayant apporté la soupe, il ne voulut pas venir manger sans préalablement s'être remis à niveau. Lorsqu'il nous rejoignit haletant, ruisselant, la chemise détrempée, nous nous levions pour repartir. Alors dépité, furieux, il fit mine de renoncer à déjeuner pour venir prendre son andain en même temps que nous. Nous dûmes l'attendre pour qu'il consentît à manger—bien que le Guste eût méchamment souhaité le contraire…

Le pauvre Forichon bouda pendant huit jours au moins, sans être guéri de sa manie de rappeler des souvenirs. Vingt fois même il répéta, faisant allusion à l'incident:

—Ma daille n'est pas de ces meilleures; si j'avais eu celle que j'ai cassée il y a deux ans, vous ne m'auriez pas laissé, bien sûr!


Mais les choses n'allaient pas toujours de cette façon. Souventes fois, je les sentais tous alliés, le Guste, Forichon, le gamin, la servante; leurs visages durs exprimaient le mécontentement, l'hostilité: j'étais le maître ennemi… Les jours de grande chaleur surtout, après le repas de midi, la fatigue, la fainéantise les gagnaient; ils auraient voulu faire la sieste. J'étais exténué, accablé autant qu'eux; moi aussi, j'aurais aimé me reposer! Mais je réagissais violemment et cherchais des mots pour les entraîner:

—Hardi! les gas! dépêchons-nous d'aller charger; le temps est à l'orage; notre foin va mouiller…

Ou bien je les prenais par l'amour-propre:

—Nous allons pourtant finir les derniers. Ceux de Baluftière, ceux de Praulière sont plus avancés que nous, et pour arriver en même temps que ceux du Plat-Mizot, nous avons besoin d'en mettre…

Ils se levaient à regret, proféraient pour se soulager de gros blasphèmes:

—Bon Dieu de bon Dieu! ce n'est quand même pas faisable de travailler par des chaleurs pareilles; il n'y a pas d'animaux qui résisteraient…

Forichon disait:

—Je veux faire un mauvais coup pour aller voir au bagne si c'est pire que là!

Reprise l'œuvre, je m'efforçais de les remonter en leur racontant quelques bêtises,—des histoires salées dont rougissait la servante. Eux de rire et d'en conter de plus fortes. Ainsi le temps passait et le travail se faisait… Être gai, familier, ne pas se ménager soi-même, c'est encore le meilleur moyen d'obtenir beaucoup des autres.

Il nous arrivait, au cours de ces rudes séances de foin ou de moisson, par les après-midi torrides, d'apercevoir M. Frédéric et ses amis installés dans un bosquet du parc, autour d'une petite table garnie de boissons fraîches.

—Ce qu'ils sont heureux, tout de même, ces cochons-là! faisait le Guste qui, en dehors de leur présence immédiate, n'avait nul respect.

Les autres formulaient aussi des phrases irrévérencieuses que méprisait mon silence. Même je m'efforçais de les calmer quand ils allaient trop loin. Le pauvre laboureux, placé entre l'enclume et le marteau, doit savoir être diplomate à l'occasion!


Se démener sans trêve de l'aube au soir, se hâter de finir un travail pour en recommencer bien vite un autre qui est en retard, dormir cinq ou six heures seulement d'un sommeil léger coupé d'inquiétudes, c'est un régime qui n'engraisse pas, mais d'où l'ennui est banni. Ce régime était le mien six mois chaque année. Car, après la rentrée des récoltes, venaient les fumures, les labours, les semailles qui sont temps de presse aussi—et, jusqu'aux environs de la Saint-Martin, je continuais à me lever dès quatre heures.

Les labours étaient particulièrement durs en raison de la situation du domaine sur la partie montante du vallon; dans nos champs en côte l'argile rouge dominait, mêlé de pierres. Nos pauvres bœufs se levaient bien à regret quand nous les allions quérir dans le Grand Pré, leur pâture habituelle en septembre. Nous les trouvions presque toujours couchés sous le même vieux chêne à la ramure étendue,—masses blanches dans la grisaille de la petite aurore,—et il fallait leur donner de grands coups d'aiguillon pour les mettre en mouvement.

—Allez, allez, rossards!

Ça les peinait beaucoup… Le pâturage possédait une bonne source, l'ombre des bouchures était épaisse et fraîche—et l'herbe si tendre! Il m'en coûtait de les priver de ce paradis pour les coupler sous le joug, les obliger à tirer, à plein effort, la charrue dans les guérets montueux. J'éprouvais parfois le besoin de m'en excuser:

—C'est embêtant bien sûr, mais puisqu'il le faut… Moi aussi, mes vieux, je préférerais me reposer et pourtant je travaille. Allez-y donc de bon cœur!


Ils avaient, comme leur maître, du bon temps pendant les mois d'hiver. Novembre venu, je ne me levais qu'à cinq heures; je me couchais à huit.

Mais les inquiétudes, pour un chef de ferme, sont de toutes les saisons. A cette époque, la question du fourrage me préoccupait surtout. Il convenait de le ménager, le fourrage, sans réduire trop la ration des bêtes à l'engrais, des vaches fraîches vêlières, des génisses à vendre au printemps, des bœufs de travail… Je me chargeais seul de la distribution à toutes les bêtes et toisais souvent mon fenil, prenant des points de repère, sacrifiant telle partie jusqu'à telle fin de mois. Les mauvaises années, il me fallait mêler à la ration quotidienne une bonne dose de paille, et encore je tremblais tout l'hiver, voyant comme ça diminuait vite, de la crainte d'être à la misère en fin de saison… C'est que, quand il faut acheter, pendant un mois seulement, du fourrage pour nourrir le cheptel, le bénéfice de l'année est bien compromis!

Les jours de sortie, je m'abstenais le plus possible d'aller à l'auberge, sachant qu'on court grand risque de se mettre en retard lorsqu'on est pris à causer avec les autres. Et les souvenirs souvent évoqués des faiblesses de mon père, de cette rixe de Saint-Menoux qui m'avait valu un procès, me donnaient de la débauche une crainte salutaire.

Ma seule passion était la prise. Il me fallait déjà, lors de notre installation à la Creuserie, pour cinq sous de tabac par semaine et j'en vins progressivement à monter jusqu'à dix sous. En labourant, quand j'arrivais au bout d'une raie, le temps d'examiner le sillon nouveau afin d'en voir les courbes, machinalement, je tirais ma tabatière;—en fauchant, après chaque andain, crac, une prise;—en sarclant, quand je m'arrêtais un instant pour souffler, ma main se glissait à la recherche de la «queue-de-rat», sans même que ma volonté y fût pour quelque chose. Longs et tristes jours que ceux où la provision s'épuisait! Il me prenait des envies de chercher chicane à tout le monde; je ne trouvais pas une bonne place…

Mais la satisfaction intime liée à mon œuvre était à coup sûr le meilleur de mes plaisirs, et le plus sain. Contempler les prés reverdissants; suivre passionnément dans toutes ses phases la croissance des céréales, des pommes de terre; juger que les cochons profitaient, que les moutons prenaient de l'embonpoint, que les vaches avaient de bons veaux; voir les génisses se développer normalement, devenir belles; conserver les bœufs en bon état en dépit de leurs fatigues, les tenir bien propres, bien tondus, la queue peignée, de façon à être fier d'eux quand j'allais, en compagnie des autres métayers, faire des charrois pour le château; engraisser convenablement ceux que je voulais vendre: mon bonheur était là! Il ne faut pas croire que je visais uniquement le résultat pratique, le bénéfice légitime qui m'en devait revenir: non! Il y avait dans l'affaire une part d'orgueil désintéressé.

Quand ceux de Baluftière, de Praulière ou du Plat-Mizot venaient veiller chez nous, la visite aux étables s'imposait et je jouissais de me sentir jalousé à cause du bon état de mon cheptel.

De même aux foires, si des étrangers, remarquant mes bêtes parmi celles des six domaines, m'en faisaient compliment. Je répondais aux éloges avec une fausse modestie, de façon à me faire valoir davantage:

—Ce n'est pas qu'ils ont eu trop de repos, mes pauvres bœufs; jusqu'à la fin des semailles ils ont travaillé! Quant aux dépenses, il est difficile d'en faire moins: deux sacs de farine d'orge et trois cents livres de tourteaux.

—Allons, allons, vous ne les avez pas amenés ainsi avec rien! faisaient les autres, incrédules. De fait, souvent, je mentais un peu…


Ainsi s'affirma dans la contrée ma réputation de bon bouvier. On m'avait rapporté ce propos de M. Parent, dans une auberge de Franchesse, en présence de deux ou trois gros bonnets:

—Le meilleur de mes laboureux, c'est Tiennon, de la Creuserie; il fait bien valoir et, pour les bêtes, c'est un soigneur comme il y en a peu…

Hommage dont je n'étais pas médiocrement fier, dont le souvenir, au cours des pansages surtout, faisait se précipiter sous ma blouse graisseuse le tic-tac ému de mon cœur. L'impression des généraux qu'on encense après une guerre heureuse n'est sans doute pas très différente. Et ma satisfaction, après tout, n'était-elle pas aussi légitime que la leur et moins propre à inspirer du remords ensuite—qui avait sa source dans mon seul effort et non dans un sacrifice de vies humaines?


D'autres fois, durant les séances de travail aux champs, aux saisons intermédiaires surtout, quand il faisait bon dehors, quand la brise, caressante comme une femme amoureuse, apporte avec elle des senteurs de lointain, des arômes d'infini, des souffles sains dispensateurs de robustesse, je ressentais ce même sentiment d'orgueil satisfait confinant au plein bonheur. Ce m'était une jouissance de vivre en contact avec le sol, avec l'air et le vent; je plaignais les boutiquiers, les artisans qui passent leur vie entre les quatre murs d'une même pièce, et les ouvriers d'industrie emprisonnés dans des ateliers malsains, et les mineurs qui travaillent si profond sous la terre. J'oubliais M. Gorlier, M. Parent; je me sentais le vrai roi de mon royaume et je trouvais la vie belle.

Chargement de la publicité...