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La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)

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XVI

Il est nécessaire de changer pour apprécier justement les bons côtés de sa vie ancienne; dans la monotonie de l'existence journalière, les meilleures choses semblent tellement naturelles qu'on ne conçoit pas qu'elles puissent ne plus être; seuls, les ennuis frappent qu'on s'imagine être moindres ailleurs. Le changement de milieu fait ressortir les avantages qu'on n'appréciait pas et il montre que les embêtements se retrouvent partout, sous une forme ou sous une autre.

Je fus à même de constater cela les premières semaines de mon séjour à Fontbonnet, et il y eut des heures où je regrettai ma famille. Je finis pourtant par m'habituer et même par me trouver mieux que chez nous, en raison de l'indépendance absolue dont je jouissais aux heures libres. Mais n'ayant pas la ressource de demander de l'argent pour sortir, j'abandonnai les camarades. Rien de tel que le vide du gousset pour inciter à la sagesse!

J'employai mes dimanches d'été à flânocher dans la campagne et dans la forêt,—car le domaine côtoyait le point terminus de Gros-Bois. Il y avait par là une maison forestière où résidait un garde déjà vieux, le père Giraud, avec qui je ne tardai pas à me lier. J'eus l'occasion de lui aider à couper de l'herbe pour ses vaches dans les clairières de la forêt, à moissonner un carré de blé au bas de son jardin, à rentrer des fagots et des bûches. Il avait toujours de quoi m'occuper quelques heures chaque dimanche. Souvent, le travail fini, il offrait un verre de vin et je restais avec lui une bonne partie de la journée.

Le père Giraud avait un fils, soldat en Afrique, dont il me parlait souvent, une fille mariée à un verrier de Souvigny, et une seconde fille encore à la maison,—brune aux yeux sombres, au teint bistré, à l'air froid et distant comme sa mère. J'étais peu familier avec les deux femmes. Au surplus Victoire Giraud me semblait être d'une situation trop supérieure à la mienne pour que je me permette de lever les yeux sur elle.


Je témoignais de l'amitié par contre à la servante qui était avec moi à Fontbonnet,—maigriote à l'air ingénu, nantie des plus belles dents du monde et du sourire le plus enchanteur. Elle travaillait bien et n'avait pas mauvais caractère. J'aurais peut-être pu prendre à son endroit des idées pour le bon motif si elle eût été de famille honorable. Mais sa mère, bonne à tout faire chez un commerçant veuf, avait eu trois enfants et jamais de mari. La pauvre Suzanne rougissait jusqu'aux oreilles lorsqu'on faisait allusion à ses origines.

Pour moi, domestique de par ma seule volonté, c'eût été déchoir que de me marier avec une servante. Seules, les filles de métayers étaient de mon rang! A plus forte raison, ne pouvais-je épouser une bâtarde:—c'était à l'époque bien plus mal porté qu'à présent, et ma mère aurait fait joli…

Si donc je ne m'arrêtais pas à l'idée du mariage avec Suzanne, je rêvais fort d'en faire ma maîtresse…

A Saint-Menoux, Aubert et la plupart de ceux avec qui j'avais fait de bonnes parties l'année d'avant affirmaient mordre à volonté au fruit défendu. Ils citaient même les filles qu'ils avaient eues—et, à beaucoup de celles qu'ils nommaient ainsi, on aurait donné le bon Dieu sans confession tellement elles paraissaient réservées et sages. A chaque fois qu'on revenait sur ce chapitre je m'efforçais de participer à la conversation, du ton le plus enjoué, comme quelqu'un qui connaît ça depuis longtemps. En assaisonnant à point quelques phrases des autres et en posant au blasé on peut toujours faire illusion… Au résumé, j'étais bien neuf et naïf encore, et j'avais un grand désir de ne l'être plus…

Je m'efforçai donc d'amadouer Suzanne par des petits services d'ami, comme de lui éviter les plus mauvaises besognes aux champs—et, à la maison, d'aller à sa place quérir l'eau et le bois quand il m'était possible. Elle ne tarda guère à répondre à ces attentions par un intérêt croissant. Je ne «marquais» pas trop mal, d'ailleurs:—de taille moyenne, robuste, le visage ouvert, la parole assez facile… Ma foi, le hasard nous ayant mis en présence un soir, à la brune, dans l'étable aux vaches, je lui servis des douceurs et l'embrassai avec autant d'effusion que la Thérèse, jadis… Elle en parut si heureuse que je crus la sentir défaillir dans mes bras. Cependant le pas du maître circulant aux alentours dénoua notre étreinte…

Mais un dimanche que nous étions seuls à la maison, je me remis à lui conter fleurette et, après des préambules peut-être trop courts, je tentai de glisser ma main sous ses jupes… Surprise! je n'eus plus devant moi qu'une petite bête furieuse. De toute la force de son bras nerveux, deux fois de suite, elle me souffleta… Puis, s'étant mise en défense derrière le dos d'une chaise, elle dit, la voix sifflante:

—Salaud, va! C'est pour ça que vous me flattiez; vous vouliez vous amuser de moi… J'ai autant d'honneur que n'importe laquelle, vous le saurez… Et si jamais vous vous ravisez de me toucher, je préviens tout de suite la bourgeoise!

—Méchante!… Méchante!… fis-je bêtement, non sans caresser d'un geste machinal ma joue cuisante.

—C'est bien de votre faute si je vous ai fait mal, reprit-elle, un peu radoucie. Ça vous apprendra à me respecter!

Je sortis assez penaud et n'essayai plus jamais de revenir à l'assaut de cette vertu trop farouche. Un réveil de conscience me montra d'ailleurs combien ce serait de ma part une action mauvaise que de risquer, pour quelques instants de satisfaction, de causer le malheur de sa vie. Je me sentis coupable et méprisable, et m'efforçai de regagner la confiance de Suzanne en continuant à me montrer prévenant, bon camarade, sans plus me permettre la moindre privauté. Ce «vouloir» intime, autant que sa riposte énergique, détermina ma nouvelle attitude.


A la ferme voisine de Giverny une autre servante déjà vieillotte, aux allures indolentes et aux cheveux blond filasse passait pour avoir eu beaucoup d'aventures. De la Billette même, j'avais entendu parler de cette Hélène facile. Ici c'était bien autre chose! Au travail, entre hommes on s'entretenait tous les jours d'elle. On rapportait pour s'égayer aux heures de fatigue toutes les histoires scabreuses qui couraient sur son compte.

—Elle n'en refuse que deux, disait le maître, celui qui ne veut pas et celui qui ne peut pas…

Je souhaitais fort la connaître mieux.

Un jour, comme nous étions en train de déjeuner, elle vint justement à Fontbonnet pour réclamer trois taureaux depuis la veille échappés du pâturage. Elle s'assit sans façon, causa de tout avec assurance et répondit du tac au tac aux blagues du maître et de ses fils. Le hasard voulut qu'elle sortît en même temps que moi et, dehors, seul à seule, je lui servis quelques «bêtises» choisies parmi les plus raides que je connusse. Ce dont elle ne fut pas troublée le moins du monde; je crois bien qu'au contraire ce fut moi qui rougis de ses reparties.

La connaissance me sembla suffisamment faite et, le diable me poussant, je m'en fus rôder le dimanche suivant aux abords de Giverny. Dissimulé dans un carré de maïs voisin de la cour, je vis bientôt Hélène qui s'en revenait de traire. Elle ressortit au bout d'un moment, ayant fait un brin de toilette, pour détacher les vaches et les démarrer vers la pâture. Cinq minutes plus tard, les bâtiments n'étant plus en vue, je me trouvai comme par hasard sur son passage.

—Tiens, vous êtes par là? fit-elle, l'air étonné.

—Oui, je me promène pour ma santé.

—Eh bien, si vous voulez venir m'aider à garder les vaches?

—J'allais vous le proposer.

Nous dévalâmes côte à côte par un chemin ombreux et solitaire jusqu'à un pré de bas-fond que bordait un petit taillis. Un peu ému de me trouver seul avec cette dispensatrice d'amour je ruminais péniblement des phrases de circonstance plus ou moins stupides. Elle jouait avec sa trique, gaie, très à l'aise, faisant tous les frais de la conversation. Je fus ennuyé de découvrir à l'autre extrémité du pré une chaumière de journalier près de laquelle jouaient des enfants. Ma compagne, qui dut en avoir conscience, proposa:

—Voulez-vous que nous allions au taillis, ramasser des noisettes?

—Mais comment donc!

Quand nous y eûmes pénétré, je devins entreprenant. Le bras passé autour de la taille d'Hélène, je dis qu'il ferait bon se coucher au-dessous de ces arceaux de verdure, sur le fin gazon.

—Vous êtes fatigué? Je vous préviens que, moi, je ne suis pas venue ici pour me coucher.

Après cette ironie, ayant par un demi-tour preste échappé à mon étreinte, elle se mit à courber les branches de noisetier et à détacher les touffes de noisettes qu'elle glissait à mesure dans la poche de son tablier.

Cela m'étonnait qu'elle eût l'air de mettre des formes à une chose qui devait lui sembler très banale et, perplexe, je repoussais l'instant d'agir. A mon observation que les noisetiers se faisaient rares elle répondit:

—Allons dans le fond, nous en trouverons davantage.

Elle glissait au travers des branches avec une agilité surprenante, étant donné ses formes lourdes; j'avais quelque peine à la suivre. Nous marchions depuis quelques instants dans la voie frayée qui coupait en deux le taillis, quand nous nous trouvâmes en présence d'un homme à forte barbe noire, trapu, vigoureux, jeune encore. Elle ne parut pas surprise. J'eus l'intuition d'être joué. L'homme dit, mi-sérieux, mi-rieur:

—Tiens, vous avez donc pris un commis pour vous aider aux noisettes, Hélène?

Je dus rougir autant que la Suzanne de chez nous; j'essayai néanmoins de m'en tirer par une bravade.

—A deux, on fait toujours mieux, dis-je.

—Oui, mais à trois on fait moins bien, blanc-bec!

Et le voilà qui me tombe dessus à coups de poing en ricanant.

—Tiens, attrape ça… tiens… Et puis ça encore… C'est pour t'apprendre à venir rôder où tu n'as pas affaire, gamin!…

Certes, en toute autre circonstance, je ne me serais pas laissé rosser sans rien dire. Mais la surprise fut telle que, sans demander mon reste, je détalai comme un lièvre, poursuivi jusqu'au bout du taillis par les quolibets des deux autres.

Et je jurai, mais trop tard, qu'on ne me reprendrait plus auprès des jupes de la grosse Hélène.


Les équipées amoureuses de ma jeunesse se réduisent à peu de chose, comme on voit, et je n'ai pas lieu d'en être bien fier. Mais ça ne m'a pas empêché de faire le malin plus tard, comme tous les autres, de parler d'un air entendu des bons tours de l'époque où j'étais garçon, d'affirmer même:

—Pour les femmes, grand Dieu! je n'avais que l'embarras du choix!

Au vrai, mon épouse légitime eut les prémices de ma virilité…

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