La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XLVII
La femme de mon parrain étant morte, je dus recueillir ma sœur Marinette que la bru de la défunte ne se souciait pas du tout de garder.
—Tu ne l'as jamais eue, toi, me dit mon parrain; c'est bien ton tour; d'ailleurs, tu es le seul à pouvoir t'en charger.
J'aurais pu lui objecter qu'il ne m'avait jamais offert de la prendre alors que, plus jeune et plus raisonnable, elle était à même de rendre des services. Mais je préférai consentir à l'arrangement sans protestations inutiles.
A la maison, Victoire et Rosalie, sur des tons différents, déclarèrent que nous avions bien assez de tracas et de besogne déjà sans avoir à nous charger encore de cette malheureuse innocente. Mais elles la subirent d'assez bonne grâce lorsqu'elle fut là. Je n'eus pas admis d'ailleurs qu'elles lui fissent des misères…
Dénuée à présent de toute lueur de raison, la Marinette prononçait des mots dépourvus de sens. Surtout elle poussait des lamentations plaintives, prolongées qui effrayaient beaucoup les enfants et contrariaient tout le monde; puis, soudain, sans motif, elle riait, d'un rire strident et pénible. Elle ne se rendait utile d'aucune façon,—pas même comme autrefois pour la garde des bêtes.
Sa présence chez nous fit sensation les premiers temps; on parla dans tout Saint-Aubin de cette vieille fille innocente qui ne sortait jamais, qui criait souvent:—elle était le mystère, l'ulcère de notre maisonnée.
Je ne regrettai jamais ma décision cependant. Il est des devoirs élémentaires qu'il faut accepter, quelque pénibles qu'ils soient… Or, mon parrain, assurant que j'étais le seul à pouvoir m'en charger, n'exagérait pas. Bien que ma situation ne fût guère brillante j'avais encore plus de ressources que mes deux aînés…
Baptiste, lui, n'avait jamais pu mettre quatre sous l'un devant l'autre. Le mauvais domaine qu'il cultivait à Autry appartenait à des maîtres, qui, riches autrefois, auraient voulu le paraître encore. Le mari, faible et quelconque, entraîné jadis à des spéculations malheureuses, était un peu cause de leur déchéance actuelle. Sa femme, ayant pris en main le gouvernement du ménage, lui faisait expier ses fautes passées… Privé de tout argent de poche, le pauvre tuait ses heures, lamentablement; on le voyait errer de la boutique du menuisier à celle du maréchal, accoster les passants trop rares. Parfois, quelqu'un lui disait d'un ton d'ironie, sachant bien qu'il n'avait pas le sou:
—Payez-vous une chopine, Monsieur Gouin?
—Impossible, il faut que je rentre; on m'attend…
—Allons! venez tout de même—c'est moi qui la paie.
Il ne se faisait pas prier. Aimant licher et sevré chez lui de toute satisfaction gourmande, il acceptait sans honte les libéralités méprisantes des tâcherons aux mains calleuses…
Mme Gouin—Agathe, ainsi que tout le monde la nommait communément—lésinait sur les plus petites choses, sur l'éclairage et le chauffage, sur le savon, le beurre, même sur le poivre et le sel. Aux repas, la même bouteille de vin figurait sur la table durant toute une semaine. La servante partageait avec le chien la miche de troisième et ne pouvait espérer se rattraper sur la pitance. Trois bonnes d'affilée sortirent de la maison rongées d'anémie…
Agathe aurait voulu continuer cependant à faire bonne figure parmi les hobereaux du pays. Il lui arrivait d'offrir à dîner,—mais alors la maison était sens dessus dessous pendant quinze jours.
Et il y avait ensuite une période navrante,—où les maîtres eux-mêmes se condamnaient à la soupe à l'oignon, au pain de troisième, où la bouteille d'apparat ne se vidait que quand le vin était en état d'accommoder la salade…
Au cours d'une de ces mauvaises journées, M. Goudin étant allé chez mon parrain à l'heure du repas, on lui offrit de goûter aux poires sèches cuites—dont il y avait un grand plat sur lequel il jetait des regards de convoitise. Il en mangea une demi-assiette.
De leur ancienne splendeur, une voiture d'aspect passable encore leur restait, une grande voiture à capote qu'ils appelaient la victoria. De loin en loin, l'idée venait à la dame de se rendre à Moulins pour des emplettes, ou encore de faire des visites, ou simplement de s'offrir le luxe d'une promenade. Alors elle envoyait la bonne prévenir le métayer qu'il eût à amener la vieille jument du domaine. A l'heure dite, Baptiste, obligé au rôle de cocher, grimpait sur le siège… La cocasserie de l'équipage donnait lieu à des plaisanteries sans fin. Qu'on se figure cette vieille bête au poil rude, d'un blanc sale, souvent crottée de la boue des pacages, traînant lentement, lourdement, l'ancienne belle voiture;—ce vieux campagnard en blouse et sabots, écrasé sur le siège, se servant du fouet comme d'un bâton; et, dans le fond, étalés fièrement sur les coussins fanés, ce couple de bourgeois crève-la-faim!
Les Gouin, disait-on, «collectionnaient dans leur grenier les peaux des métayers qu'ils avaient écorchés». Rarement en effet les mêmes demeuraient plus de deux ou trois ans sous leur coupe. Et, venus à l'ordinaire très pauvres, ils repartaient toujours plus gueux encore.
Mon parrain, certes, n'était pas précisément sur le chemin de la fortune.
Faire fortune, c'est le rêve de tous les travailleurs. Mon frère Louis, un moment, crut l'avoir réalisé… Deux ans après la guerre, se trouvant à la tête d'une huitaine de mille francs, le diable l'avait tenté d'acheter à Montilly un petit bien de quinze mille. Et de s'installer chez lui,—et de se monter d'un cheval, d'une voiture à ressorts, d'une peau de chèvre,—et d'aller aux foires avec des allures de gros fermier! Sans compter sa partie de mouche, à gros jeu, tous les dimanches, et les bons repas avec des amis! On le nomma conseiller municipal et il en fut très fier. Quand nous nous rencontrions à Bourbon, il me regardait de haut—comme gêné de s'entretenir avec moi.
Claudine, sa femme, plus orgueilleuse encore, portait des caracos à la mode, des bonnets à double rang de dentelle et une chaîne d'or au cou. Elle se payait des douceurs, du café, du sucre par demi-pains. Victoire, qui ne pouvait la souffrir, me dit un jour:
—La Claudine fait joliment la grosse madame… Savoir si ça tiendra longtemps?
Ça ne tint que cinq ou six ans. L'ancien propriétaire avait pris hypothèque sur le bien pour l'argent non versé. Mon frère lui payait en intérêts une somme égale à la valeur d'affermage. Il s'était endetté par ailleurs, du fait de réparations aux bâtiments. Conscient d'être sur une pente dangereuse, en fin de compte, il revendit son équipage, se remit à travailler. Trop tard! Le vendeur, à qui étaient dues trois années d'intérêts, reprit possession de son petit domaine en lui donnant juste de quoi se liquider auprès des autres créanciers.
Demeuré sans ressources à l'issue de cette aventure, le pauvre Louis en fut réduit à se loger dans une chaumine, à travailler de côté et d'autre comme journalier. Il mourut deux ans plus tard d'une congestion, un jour de grand froid qu'il cassait de la pierre sur la route de Moulins.
La Claudine, qui savait si bien faire la dame, dut se mettre à laver les lessives,—même à recourir aux aumônes. Sa carrière s'acheva bien tristement.