La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XXI
Victoire, enceinte une seconde fois, me donna une petite fille. Heureusement, les affaires n'allaient pas trop mal. Le père Giraud était remboursé, je payais régulièrement mon fermage et j'avais quelques pièces de cent sous devant moi. Ce succès me donnait du contentement, partant, du courage. Je continuais, dans la mesure du possible, d'aller besogner hors de chez moi. J'avais trouvé pour la mauvaise saison un emploi stable à la carrière du Pied de Fourche, derrière l'église, à l'est de la ville; j'y cassais de la pierre pour le compte d'un entrepreneur de routes. Engagé à la tâche, je venais à ma convenance, après le pansage du matin et rentrais à temps pour celui du soir.
Nous étions parfois jusqu'à vingt casseurs à la file, travaillant chacun à l'abri d'une claie de paille, à genoux sur un tabouret de chiffons. Notre chantier, à hauteur du vieux château dressé sur la colline d'en face, dominait complètement la partie centrale de la ville établie au milieu, dans la vallée étroite. Nos regards plongeaient sur les toits de la grand'rue, où des cheminées de toutes formes se dressaient comme une poussée de champignons, éjectant leurs fumées paisibles ou tourmentées par le vent,—plus accentuées vers l'heure de midi. Cette grand'rue, de là-haut, nous semblait un précipice et nous étions tentés de plaindre ses habitants qui devaient manquer d'air.
A vrai dire, si nous avions, nous, la faculté de respirer à l'aise, de nous sentir caressés par les souffles sains de la campagne et de la forêt, nous méritions bien d'être plaints aussi, car c'est un travail peu récréatif que de casser la pierre. Nos jambes, toujours inertes et pliées, s'ankylosaient; nos mains s'écorchaient au contact des petits manches de houx de nos masses. Souvent la lassitude nous gagnait, et l'ennui…
Mon voisin de droite étant priseur me lançait souvent sa tabatière dans laquelle je prenais de toutes petites pincées, histoire de m'éclaircir le cerveau… Mais à ce jeu, je pris goût au tabac et finis par me procurer aussi une «queue-de-rat». La bourgeoise me disputait:
—Sommes-nous riches au point qu'il soit nécessaire que tu te fourres de l'argent dans le nez? Et puis, d'ailleurs, c'est dégoûtant…
Mais ses observations furent impuissantes contre l'habitude déjà prise.
Le travail à proximité de la ville m'entraînait à d'autres dépenses que je lui cachais soigneusement. Pour me rendre au Pied de Fourche, il me fallait passer devant la porte de l'entrepreneur, tenancier d'un caboulot tout près. Il m'appelait le matin:
—Eh! Tiennon, viens donc «tuer le ver»!…
«Tuer le ver», c'était boire une goutte d'eau-de-vie. Il offrait sa tournée, je ne pouvais moins faire que d'offrir la mienne: au total deux gouttes bues et quatre sous dépensés.
Quand nous mangions, nouvelle attaque. Il se trouvait toujours quelqu'un pour proposer:
—Si l'on misait pour avoir un litre… Sacré bon sang que le pain est dur!
Trois sous chacun procuraient un litre à quatre. Ce verre de vin nous donnait du cœur; mais trois sous ça se connaît sur une journée de quinze à vingt sous!
Les dimanches de paie, il fallait encore boire. Je n'avais pas le courage de refuser dans la crainte de passer pour «chien» et de me faire remarquer. Mais ces dépenses anormales m'inquiétaient…
Je compris alors que c'est une vraie calamité pour les ouvriers des bourgs et des villes que d'avoir trop d'occasions. Quoique gagnant plus que nous, ils ne sont pas plus riches, car ils en viennent à trouver naturel de dépenser tous les jours une petite somme à l'auberge,—ce qui va loin, en fin de compte. Il faut les plaindre plus que les blâmer. Je sentais qu'à leur place je n'eusse pas agi différemment. Mais je résolus de fuir la contagion, de chercher du travail ailleurs.
C'est ainsi que, dans l'hiver de 1850, je pris à défricher, du côté de César[4], une portion d'un terrain broussailleux qu'on mettait en culture. Dans cette campagne perdue, ma seule débauche était de puiser quelquefois dans la tabatière…
[4] Hameau de la commune de Bourbon ainsi nommé parce que César, dit-on, eut son camp, au moment de la conquête des Gaules, sur le plateau où il est bâti.
A ce chantier, un jour de mars au soleil déjà chaud, je mis au jour dans des racines de genêts une vipère qui s'éveillait de sa léthargie hivernale. Je n'avais plus, comme dans mon enfance, une crainte exagérée des reptiles;—l'ayant regardée un instant s'agiter, je hélai M. Raynaud, un boulanger de la ville, qui se trouvait là en train de faire mettre en fagots des tas d'épines et de genévriers qu'il avait achetés pour son four.
—Venez voir une belle vipère, Monsieur Raynaud, elle est déjà à moitié désengourdie.
Le boulanger s'approcha.
—Diable, pas rien qu'à moitié; elle se tortille joliment…
Après qu'il l'eut contemplée à loisir, il reprit, d'un ton mi-sérieux, mi-narquois:
—Vous devriez la porter toute vivante au pharmacien; il vous la paierait au moins cent sous.
—Vous vous fichez de moi, Monsieur Raynaud?
—Ma foi non! Je vous assure que les pharmaciens s'en servent pour leurs drogues et qu'ils achètent toutes celles qu'on leur porte.
Je jetais des regards questionneurs sur le groupe des bûcherons, venus voir aussi.
—Monsieur Raynaud a raison, dit l'un; je crois bien en effet que ça s'achète…
—Moi, c'est la première fois que je l'entends dire, reprit un autre.
—Moi aussi, appuyai-je.
—Eh bien, essayez, reprit le boulanger; portez-la-lui vivante et vous verrez qu'il vous la paiera cent sous et peut-être plus.
—C'est qu'elle n'est pas commode à porter vivante…
Il avisa le bidon qui contenait la soupe de mon déjeuner de midi ou «goûter» comme nous disons plutôt nous, paysans.
—Mettez-la donc dans votre gamelle.
—C'est une idée… Si j'étais certain de la vendre cent sous, je l'emporterais dedans, quitte à en acheter une neuve.
Lors M. Raynaud d'affirmer une troisième fois:
—Quand je vous dis que c'est la vérité!
Il n'était pas encore l'heure du goûter; je mangeai cependant ma soupe, sans même prendre le temps de la faire chauffer; puis, à l'aide d'un bâton de noisetier fendu, je me saisis du reptile et le glissai, non sans peine, dans le bidon vide que je recouvris aussitôt de son couvercle. Le boulanger, les fagoteurs me regardaient faire en ricanant.
—Mon vieux, vous paierez à boire! jeta en s'éloignant M. Raynaud, je vous ai fait gagner votre journée. Surtout, dites bien au pharmacien que vous venez de ma part.
Tout joyeux de l'aubaine, je quittai le chantier plus tôt qu'à l'ordinaire et, passant chez nous pour mettre des effets propres, je contai l'aventure à ma femme. Mais elle, loin de s'en réjouir, se prit à s'indigner de la belle manière:
—Sors-moi bien vite ça de la maison! Une «mauvaise bête!» Si elle allait soulever le couvercle, se glisser sous les meubles…
Après un court silence:
—On t'a fait croire des bêtises, imbécile! Tu en seras pour la peine d'acheter un bidon neuf, encore vingt-cinq ou trente sous. Je ne veux plus revoir celui-ci, tu m'entends bien? Jette-le dans un fossé, fais-en ce que tu voudras, mais ne le rapporte pas.
A parler net, je commençais à craindre que la bourgeoise n'eût raison. J'affectais pourtant la certitude de revenir avec ma pièce de cent sous. Et délibérément, je me rendis chez le pharmacien.
—Bonsoir, Monsieur Bardet.
—Bonsoir, mon ami, bonsoir. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?
—Monsieur Bardet, on m'a dit que vous achetiez les vipères vivantes,—c'est M. Raynaud, le boulanger, qui m'a dit ça,—j'en ai trouvé une au déchiffre et je vous l'apporte.
—Mais oui, je les achète, M. Raynaud ne vous a pas menti.
Il apporta un grand bocal bleu.
—Tenez, il y en a trois ici; la vôtre fera la quatrième. Et si vous en trouvez d'autres, apportez-les-moi; je vous les prendrai toutes à cinq sous la pièce.
Je me sentis blêmir.
—Combien, Monsieur Bardet?
—Cinq sous.
—M. Raynaud m'avait dit cent sous…
Le pharmacien sourit dans sa barbe grise:
—Raynaud est un peu farceur, vous ne le saviez donc pas? C'est cent sous les vingt qu'il a voulu dire.
—Je me suis laissé jouer… Il va me falloir un autre bidon; j'aurai de la perte. Ah! bien, vous pouvez croire que je regrette de vous l'avoir apportée!…
M. Bardet parut ému de me voir si dépité.
—Qu'est-ce que vous voulez, ça vous apprendra qu'il ne faut pas tout croire. Mais vous auriez tort de sacrifier votre bidon… Tenez, je vais vous donner une solution pour le désinfecter, une cuillerée de cette poudre blanche que vous ferez dissoudre dans un litre d'eau bouillante. Vous le nettoierez avec ça et pourrez vous en servir en toute sécurité; il sera aussi propre qu'avant.
La poudre valait trois sous; j'eus dix centimes à empocher. Mais j'avais compté sans la Victoire qui jura que le bidon ne servirait plus, menaça de le briser elle-même au lieu de le nettoyer. Il me fallut retourner le soir chez le quincaillier où j'en achetai un du plus bas prix:—vingt-cinq sous. Il était loin de valoir l'ancien.
J'ai souvent fait rire les uns et les autres à mes dépens en racontant cette aventure—que je me plus à agrémenter par la suite d'épisodes imaginaires pour la rendre plus comique encore. Mais j'en gardai rancune au boulanger Raynaud qui avait jugé bon, au surplus, de se payer à nouveau ma tête quand nous nous rencontrâmes.
—Eh bien, Bertin, cette vipère?
—Eh bien, Monsieur Raynaud, je ne suis pas prêt de vous croire. Vous êtes un rude menteur!
—Quoi, le pharmacien n'en a pas voulu?
—Si, seulement au lieu de cent sous, c'est cinq sous qu'il me l'a payée.
—Cinq sous… Eh bien, oui, c'est le prix que je vous avais indiqué; vous aviez mal compris.
Et il s'éloigna en riant.