La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XXXVIII
Notre Jean rentra dans les premiers jours de juin, à temps pour les foins. Il me parut que son séjour en Algérie l'avait rendu un peu sans-souci. Dans la crainte qu'il en eût trop de peine, on s'était abstenu de lui annoncer la mort de sa promise. Il accueillit cette nouvelle, en arrivant, avec une belle indifférence:
—Pauvre petite Louise, je ne m'attendais pas à ça!
Il n'en perdit ni un repas ni une sortie. Et, moins d'un an après, pour le carnaval de 1872, il épousa une fille de Couzon qui s'appelait Rosalie.
Deux mois plus tard, au temps de Pâques, ce fut le tour de Clémentine qui s'unit à François Moulin, du Plat-Mizot, le sixième d'une famille de neuf.
Belle-fille et gendre vinrent tous deux s'installer à la Creuserie, ce qui nous permit de supprimer la servante et le domestique que nous prenions d'habitude. Seulement, cela faisait trois ménages réunis, et quand il y a trois ménages dans la même maison ça ne marche jamais longtemps sans anicroche.
Rosalie, petite blonde sans beauté, le cou dans les épaules, la figure pointillée de taches de rousseur, était une intrépide, énergique et courageuse, parlant beaucoup, travaillant de même. Clémentine, naturellement moins robuste, eut tout de suite une grossesse pénible qui la faisait langoureuse et sans appétit; elle se préparait quelques petites douceurs, s'abstenait de laver. Et Rosalie de parler ironiquement «des dames à qui ça fait mal de se mettre les mains dans l'eau fraîche, et qui sont obligées de soigner avec des chatteries leur petite santé.»
Pour les fournées, alternativement, l'une s'occupait de la pâte et l'autre du four. Mais voilà que le pain ayant été mal réussi un jour que Rosalie avait pétri, elle dit que c'était par la faute de Clémentine qui avait allumé le four trop tard. A la suivante fournée, notre fille à son tour se plaignit de ce que sa belle-sœur avait chauffé sans mesure,—ce qui faisait le pain trop «surpris», trop brun. D'un commun accord elles décidèrent que la même ferait tout, de façon à éviter de mettre l'autre en cause. Cette combinaison favorisait Rosalie, plus forte, malgré que Clémentine s'évertuât à un travail consciencieux.
Nous venions de nous procurer, avec l'assentiment du maître, une bourrique et une petite voiture. Au mois d'août, l'inimitié s'accrut de ce fait entre les deux jeunes ménages. Clémentine avait parlé la première de prendre l'attelage pour aller avec son mari à la fête patronale d'Ygrande,—chez un oncle de Moulin. Mais voilà que le Jean et sa femme voulurent aussi la bourrique et la voiture pour se rendre à Augy, où habitait un frère de Rosalie, et où c'était le même jour la fête. Là-dessus discussion entre les deux femmes, Rosalie disant à ma fille qu'une malade, une «bonne à rien», n'avait pas besoin de se promener. Moulin, survenant sur ces entrefaites, traita sa belle-sœur de «sale bête!» Ça tournait à la vraie dispute et Victoire s'en désolait. Mais je mis le holà, déclarant que Clémentine aurait l'équipage puisqu'elle l'avait demandé la première. Furieuse de cette décision, la bru me tourna les yeux plusieurs jours durant.
Et les deux belles-sœurs dorénavant ne se parlèrent plus guère que pour se ridiculiser l'une l'autre, se déchirer à qui mieux mieux…
D'autre part, Moulin se rendait peu sympathique, de par sa manie d'émettre des avis sur toutes choses. N'allait-il pas jusqu'à me donner des conseils pour le pansage des bestiaux, à moi qui passais pour un des bons soigneurs du pays! je me contins le plus possible, mais Jean ne tarda guère à lui laisser entendre qu'il nous ennuyait. Il en résulta une de ces tensions, si fréquentes dans les communautés, qui rendent pénible l'intimité quotidienne.